Homélie pour la messe de la Cène du Seigneur, au soir du Jeudi Saint

Un peu comme à la dérobée, Jean a l’art théologique de placer de petites phrases justes assez suggestives dans ses récits. Elles semblent presque accidentelles au regard des événements qu’il relate. Et ces événements sont si forts, si incroyables, si puissants, si effrayants que le lecteur prend finalement l’habitude de ne plus prêter attention à ces allusions. Afin d’éviter cette terrible méprise, il arrive que Jean double le message. Et c’est justement ce qui arrive dans le tableau qu’il nous a laissé du récit de la Cène, récit que nous venons d’entendre.

Sachant que l’heure était venue pour lui de passer de ce monde à son Père, Jésus, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout.

Cette toute première information trinitaire est pour ainsi dire doublée et même complétée par l’auteur inspiré. De son Maître, et comme un bon enseignant, il a appris à redire les choses non pas exactement de la même manière, mais toujours dans le même sens : en vue de faire doucement et discrètement rayonner ce qui ne se saisit pas dès la première audition. À moins qu’il ne s’agisse d’une parole très chaste de communication, qui ne veut ps s’imposer, qui ne veut pas mettre la main sur l’autre, mais qui propose, simplement. Quelque chose qui ne passe chez l’autre qu’avec patience, ténacité, persévérance, douceur.

Voici en effet ce que Jean ajoute :

Jésus, sachant que le Père a tout remis entre ses mains, qu’il est sorti de Dieu et qu’il s’en va vers Dieu…


De ces deux « bouts » de révélation, nous apprenons beaucoup. Nous apprenons peut-être le plus important et aussi le moins évident, le moins charnellement évident. Il se fait tout à coup une certitude : Jésus ne connaît aucune hésitation sur le chemin qui est le sien, sur le chemin qu’il prend plutôt qu’il ne le suit. Ce chemin est celui qui conduit au Père ! Il le connaît déjà bien ce chemin dans le dialogue qu’il vit à chaque instant avec son Père. Chaque acte de la Cène revêt un toucher éternellement dialogué, médité, préparé, incarné en vue de ce repas, en vue de cette soirée, de cette dernière soirée. Rien n’est laissé au hasard, et pourtant tout est laissé libre, divinement libre, comme seul un Père, un vrai père sait laisser chacun libre. C’est un peu comme si à chaque instant le lecteur devait retenir son souffle et se demander si tout va se dérouler comme on le croit, comme c’est écrit, comme on l’a toujours entendu des dizaines et des dizaines de fois, au point de ne plus écouter peut-être.

Et si tout est laissé à la fois libre, intact et divinement prémédité, c’est parce que l’Esprit est là qui traverse chaque geste de Jésus dont le regard se perd et se reçoit à chaque instant de son Père. Au fond dans cette Cène nous découvrons que Jésus ne voit pas la même chose que nous. Nous, nous croyons qu’il va vers la Passion, vers la Croix, vers la mort. Lui n’y croit pas. Il sait ! Il sait vers où il va. Et il va vers son Père dans l’élan de l’Esprit. Pourtant Jésus ne rejoue pas cette Cène comme les hommes le feraient. Jésus l’incarne de son être, de toutes ses natures divine et humaine, de tout son dialogue avec le Père, de tout ce souffle qui n’a jamais cessé de le traverser et de le conduire là où il n’a jamais cessé d’être, c’est à dire dans la compagnie de son Père, du seul Père qui ait jamais existé et qui n’a pas de commencement. Car il est dans le Père et le Père est en lui. La Cène du lavement des pieds est la révélation la plus extrême de l’amour du Père dans son Fils pour l’humanité : à genoux devant sa créature, Jésus lave ! Dieu, à genoux, lave ! Jésus lave tout ce que le Père a remis entre ses mains très saintes. Et ce que le Père remet entre les mains de Jésus en cet instant, ce sont des pieds ! Jésus lave des pieds ! Jésus lave l’humanité en marche jusqu’au Père. Il lave dans un geste trinitaire de compassion, d’amour et de salut. Tel est son sacerdoce, tel le sacerdoce qu’il institue, comme le Père le lui a montré.

Qu’il daigne renouveler encore et toujours ce mystère d’amour ineffable par lui-même et en ses prêtres pour le service de toute l’Église épouse du Christ.


Amen

+ frère Laurent de Trogoff, prieur administrateur

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