La brique ou l'ouvrier ?
Nous publions ci-dessous l’édito du Père Laurent pour le bulletin « Sous le regard de Dieu » de décembre 2021.
À l’occasion de plusieurs de ses discours, le pape François a évoqué un commentaire juif sur la tour de Babel. L’épisode se situe dans la bible au début du chapitre 11e du livre de laGenèse (Gn 11, 1-9). Dans son récent livre Un temps pour changer (Flammarion, 2021), le Saint-Père reprend une petite partie de ce midrash sous un paragraphe intitulé « La brique ou l’ouvrier ? ». En voici l’intégralité.
La légende juive
« La légende juive raconte qu’il fallut des années et des années pour construire la tour. Elle était si haute qu’à la fin un maçon mettait une année entière pour arriver au sommet avec sa hotte sur le dos. S’il venait à tomber, nul ne se souciait de lui, mais chacun pleurait la brique car il fallait une année entière pour la reporter au sommet de la tour.
Représentation de la tour de Babel par Pieter Brueghel l’Ancien, 1563,
huile sur bois, Musée de Vienne
On mettait tant d’ardeur au travail que les femmes ne s’arrêtaient pas de faire les briques même pour accoucher. Elles se contentaient de s’attacher au corps l’enfant avec un linge, et elles continuaient à faire des briques comme si de rien était. Nuit et jour le travail faisait rage.
Enfin la divinité si longtemps patiente n’y tint plus et se retournant vers les soixante-dix anges environnant son trône, elle leur proposa de descendre tous pour confondre le langage des hommes. Aussitôt dit, aussitôt fait. Les malentendus qui en résultèrent furent fréquents et pénibles. C’est ainsi que l’un demandait du mortier et que l’autre lui tendait une brique. Là-dessus, le premier, furieux, jetait une brique à la tête de son compagnon et l’assommait. Beaucoup périrent ainsi et les autres furent punis par Dieu en raison des actes de rébellion qu’ils avaient médités. Quant à la tour inachevée, une partie s’enfonça dans la terre et l’autre fut consumée par le feu. Il n’en resta plus sur pied qu’un tiers. L’emplacement de la tour n’a jamais perdu sa qualité particulière : quiconque y passe oublie tout ce qu’il sait ».
Bien des passages de ce commentaire juif peuvent retenir notre attention dont certains comportent une analogie assez frappante avec notre époque. Par exemple le fou désir des hommes d’égaler Dieu ; ou bien leur orgueilleux projet de vouloir atteindre Dieu par leurs propres forces ; ou encore, comme le relève le pape François, la fascination pour une œuvre commune au point d’en mépriser toute vie humaine. Au moins deux autres points peuvent être examinés.
Prendre du recul
L’énormité de certains détails de cette légende met en valeur l’incapacité à prendre du recul devant une situation qui semble s’être imposée au peuple bâtisseur de la tour. La disproportion entre l’investissement humain temporel (une année à gravir la tour) et la potentielle réussite de l’opération ne se présente même plus à l’intelligence des ouvriers qui sont éblouis par l’œuvre à laquelle tous contribuent. C’est un peu comme si cette ambition humaine ne pouvait absolument pas être remise en cause. Et pourquoi ? Parce que toute remise en cause du projet supposerait que l’on voulût bien entendre l’expression des faits, fussent-ils contrariants, voire aberrants. Si l’on ne veut plus entendre que des arguments en faveur de la cause qui anime un projet, alors il y a un vrai danger à questionner le réel. À ne croire qu’à ce que l’on veut, on finit par ne plus vouloir que ce que l’on croit. Dès lors toute remise en cause devient impossible. Et si le choix est mauvais, le désastre devient inévitable.
Transmettre
La légende juive s’achève par l’énoncé d’une particularité du lieu où la tour a été bâtie : « Quiconque y passe oublie tout ce qu’il sait ». Telle semble bien être aussi une particularité de notre temps, qui manifeste parfois une curieuse manière de ne pas tenir compte de certaines vérités, y compris si celles-ci sont estampillées du label scientifique. Pour le dire autrement, il peut devenir de bon ton de ne pas rappeler ou bien même de taire ce qui pourrait apporter un nouvel éclairage objectif sur une situation. Le subjectivisme et l’individualisme autorisent en leur propre nom toutes les opinions, pourvu toutefois que celles-ci abreuvent une certaine idée d’un avenir où l’homme ferait figure de dieu. Des courants anti-évangéliques pullulent dans le monde à divers niveaux, instillant une sorte de pensée unique. Saint Jean-Paul II avait justement livré cette remarque dans son dernier livre intitulé Mémoire et identité (Flammarion, 2005, page 64) : « On peut légitiment se demander, écrivait le pape, si ce n’est pas une autre forme de totalitarisme, sournoisement caché sous les apparences de la démocratie ».
Dès lors la transmission non pas seulement d’un savoir, mais même d’un esprit critique ouvert à la question, devient compromise. Poser une question sur le comment d’une
Couverture du livre de Jean-Paul II
Ainsi parle le Seigneur : Arrêtez-vous en chemin et voyez, interrogez les sentiers de toujours. Où donc est le chemin du bien ? Suivez-le, et trouvez pour vous-mêmes le repos. Mais ils disent : « Nous ne le suivrons pas ! »
(Jérémie 6, 16).
chose ou bien sur la méthode utilisée est systématiquement pris pour une tentative de falsification, et se retrouve écarté pour cause d’une dangerosité que l’on peine du reste à définir autrement que par l’effet d’une dictature de la pensée. Regarder les faits et essayer de les analyser est perçu dans certaines situations comme un outrage à la pensée autorisée. La chose n’est pas nouvelle, mais elle prend des proportions toujours plus importantes.
Désirer la vie éternelle en toute avidité spirituelle
Là où le peuple de Babel voulait construire une tour pour rejoindre Dieu, Benoît propose à ses moines de désirer ensemble l’union à Dieu. Désirer la vie éternelle c’est désirer une réalité que l’on ne connaît pas encore, mais dont on sait qu’elle nous convient parfaitement, puisque Dieu la veut pour nous. En Jésus, Il nous l’a conquise. Nous en connaissons ce que l’Écriture en révèle. Et il est bon de méditer sur cette vérité. Penser à un temps qui ne finira pas peut parfois donner le vertige. En réalité cela ne doit pas nous inquiéter, car Dieu ne peut pas avoir créé pour nous quelque chose qui ne nous comblerait pas.
La petite Thérèse, que nous fêtions le 1er octobre, parle justement d’un ouvrage de l’abbé Arminjon qui lui a fait un bien très grand : Fin du monde présent et mystères de la vie future (1881). Voici ce qu’elle en a écrit en 1887 :
« La lecture de cet ouvrage plongea mon âme dans un bonheur qui n’est pas de la terre ; je pressentais déjà ce que Dieu réserve à ceux qui l’aiment ; et voyant ces récompenses éternelles si disproportionnées avec les légers sacrifices de cette vie, je voulais aimer, aimer Jésus avec passion, lui donner mille marques de tendresse pendant que je le pouvais encore » (Manuscrits autobiographiques, f. 47).
En attendant de connaître cette Vie éternelle, il nous faut continuer à marcher ensemble dans la foi, au milieu du monde, sur cette terre, défendant l’Église et le pape avec courage. Qu’allons-nous choisir : les briques ou les hommes ?
+ Fr. Laurent de Trogoff, prieur administrateur