Homélie pour la fête de la Transfiguration, 6 août 2023
FDaniel 7, 9-10.13-14
2 Pierre 1, 16-19
Matthieu 17, 1-9
Nous avons entendu saint Pierre s’écrier il y a un instant : « Il est bon que nous soyons ici ! Si tu le veux, je vais dresser ici trois tentes. » Ce cri du cœur lui est venu lorsque, sur la montagne, Jésus est transfiguré devant lui et ses deux compagnons, avec un visage brillant comme le soleil, et des vêtements blancs comme la lumière ; et tout ceci en présence de Moïse et d’Élie !
Même si nous pouvons seulement bien mal l’imaginer, avouons que cela à de quoi nous faire envie ! C’est un bout du ciel qui vient à eux ! Nous faire envie… à condition d’être attiré par le ciel, autrement dit, par Dieu, par la vie de Dieu et de ses saints bienheureux.
Certains d’entre nous se disent peut-être : quelle grâce ont-ils eu ! quel privilège pour ces trois disciples ! Mais moi ? mais nous ?
En quoi ce récit peut-il avoir quelque chose de commun avec nous ?
Pouvons-nous nous appliquer à nous-même – comme aux hébreux d’avant le Christ – le texte que nous avons entendu il y a 10 jours lors de la solennité de sainte Anne : « Jésus disait à ses disciples : »Heureux vos yeux puisqu’ils voient, et vos oreilles puisqu’elles entendent ! Amen, je vous le dis : beaucoup de prophètes et de justes ont désiré voir ce que vous voyez, et ne l’ont pas vu, entendre ce que vous entendez, et ne l’ont pas entendu. » » (Mt 13,16-17) Est-ce que, comme les prophètes et les justes de l’Ancien Testament, nous désirons voir, mais nous sommes immanquablement déçus car nous ne sommes plus au temps de Jésus ? Ou faudrait-il retrouver une gnose qui nous permette de revenir aux temps du Sauveur ? Ou encore, y aurait-il un moyen de devenir en grand nombre visionnaires comme Daniel avec ses visions de la nuit ?
Est-ce que sans voir maintenant de nos yeux de chair, nous sommes tout bonnement dépourvus du bonheur de voir et toucher Jésus ?
Se pose donc à nous la question : pouvons-nous voir Jésus ? Est-ce que cette vision a été offerte uniquement à des privilégiés, ou bien serait-elle destinée à nous aussi ?
En premier lieu, nous pouvons nous appuyer sur les paroles de Job, qui exprime sa foi et son espérance : « Je sais, moi, que mon Défenseur est vivant, que lui, le dernier, se lèvera sur la poussière. Après mon éveil, il me dressera près de lui et, de ma chair, je verrai Dieu. » (Job 19,25-27) Job exprime son espérance – et la nôtre – de voir Dieu à la résurrection des morts.
Mais est-ce là notre unique espérance ? déjà immense, certes, mais réservée pour plus tard.
Saint Jean, dans son prologue, affirme à son lecteur ou auditeur : « Nul n’a jamais vu Dieu ; le Fils Unique-Engendré, qui est dans le sein du Père, lui, l’a fait connaître. » (Jn 1,18) Il l’a fait connaître, au sens qu’il s’est fait le guide pour nous amener à voir Dieu. L’Évangéliste annoncerait-il une telle nouvelle si elle était réservée au nombre clos de ceux qui ont rencontré Jésus au temps de sa vie terrestre ? Elle n’aurait alors plus tellement d’intérêt !
Mis sur la piste par ces témoins, nous pouvons replonger dans les textes de ce jour pour voir ce que peut être la »vision » pour nous.
La vision de Pierre, Jacques et Jean semble brève. Car à peine Pierre a-t-il fini sa proposition de dresser trois tentes, qu’une nuée lumineuse les couvre de son ombre… A la fois cette nuée est dite lumineuse, et à la fois elle donne de l’ombre ; ténébreuse et lumineuse… Et de la nuée, émerge non une vision mais une voix, la voix du Père qui dit : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui je trouve ma joie : écoutez-le ! » La vision fait donc place à une voix, puis les disciples ne voient plus personne sinon Jésus seul. Déjà l’Évangéliste nous indique une pédagogie de Dieu qui relie l’écoute à la vision (et vice versa).
Saint Pierre lui aussi associe ces deux registres : il a été témoin oculaire de la grandeur et de la gloire du Fils ; il a aussi entendu la voix du ciel qui désignait le Fils bien-aimé du Père. Et il exhorte les destinataires de sa lettre à fixer leur attention sur la parole des prophètes qui ont annoncé le Christ. Et cette parole, elle est comme une lampe brillant dans l’obscurité, en attendant le lever du jour et de ce soleil qu’est pour nous le Christ. Notre regard est donc amené à se muer en écoute de la parole. « Heureux vos yeux puisqu’ils voient, et vos oreilles puisqu’elles entendent ! »
Saint Paul lui aussi a un langage où les deux registres se compénètrent : « Le Dieu qui a dit : »Que des ténèbres resplendisse la lumière », est Celui qui a resplendi dans nos cœurs, pour faire briller la connaissance de la gloire de Dieu, qui est sur la face du Christ. » (2 Co 4,6) Le resplendissement, d’extérieur, devient intérieur, « dans nos cœurs » ; et ce qui brille est la connaissance de la gloire de Dieu qui est sur la face du Christ, non plus pour les yeux du corps mais pour ceux du cœur par lesquels nous connaissons Dieu et son Christ.
Encore plus étonnant est ce que saint Paul écrit un peu plus haut : « Nous tous qui, le visage découvert, contemplons comme en un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en cette même image, allant de gloire en gloire. » (2 Co 3,18) Les miroirs du temps de saint Paul donnaient une image assez imparfaite. Aussi, la vision très imparfaite que nous avons de la gloire du Christ devient en fait une transformation que cette gloire produit en nous-même ; c’est tout notre être et notre vie qui deviennent images du Seigneur de gloire. Nous sommes transformés à l’intérieur, le Christ glorieux devient notre vie intérieure ; et peut-être même que nous devenons ainsi par le Christ une image de sa gloire pour nos frères.
Dans ce jeu entre la vision et l’audition, entre voir et croire, finissons par les paroles de Jésus ressuscité à saint Thomas : « Parce que tu m’as vu, tu crois. Heureux ceux qui croient sans avoir vu. » Jésus retourne ici la béatitude de ceux qui voient en proclamant heureux ceux qui croient sans avoir vu.
Et nous, aujourd’hui, en cette messe : heureux sommes-nous parce que nous entendons la Parole de Dieu, parce que nous allons voir l’hostie devenue le Corps de Jésus par les paroles et les gestes du prêtre, parce que nous croyons que derrière les apparences du pain et du vin Jésus est réellement présent avec son humanité et sa divinité, son âme et son corps. Le Père veut révéler en nous son Fils, et nous, nous cherchons son visage, nous le désirons : « c’est ton visage que je cherche, Seigneur ».
Fr. Gabriel Piot +, prieur