Homélie pour le 24e dimanche du temps ordinaire, 12 septembre 2021

« Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive » (Mc 8, 34).

Dans deux jours, frères et sœurs, nous allons fêter la Croix Glorieuse. Mais dès aujourd’hui, l’Église dirige nos regards vers la croix, vers le Crucifié, identifié au Serviteur souffrant d’Isaïe entendu en première lecture. Durant sa vie publique, il n’a eu de cesse d’apprendre à ses apôtres ce que veut vraiment dire le « tu es le Christ » de la belle confession de Pierre : un messie glorieux et vainqueur, oui, mais par la souffrance de la croix : « Il faut que le Fils de l’homme souffre beaucoup,  […] qu’il soit tué, et que, trois jours après, il ressuscite » (Mc 8, 31).

Comme Pierre, cette annonce peut nous scandaliser ; comme lui, nous avons toujours le réflexe de nous désolidariser de la souffrance, de la rejeter et de l’éviter à tout prix, même et surtout quand Dieu lui-même veut la traverser, l’assumer, en Jésus : ‘cela n’est pas possible, Seigneur, tu fais fausse route !’ Nous connaissons la réponse de Jésus : « Passe derrière-moi Satan… ». Cela nous rappelle le mot du pape François au premier jour de son pontificat :

« Quand on ne confesse pas Jésus Christ, on confesse la mondanité du diable, la mondanité du démon. […] Le même Pierre qui a confessé Jésus Christ lui dit : […] Je te suis, mais ne parlons pas de Croix. Cela n’a rien à voir. Je te suis avec d’autres possibilités, sans la Croix. Quand nous marchons sans la Croix, quand nous édifions sans la Croix et quand nous confessons un Christ sans Croix, nous ne sommes pas disciples du Seigneur : nous sommes mondains […]. Je voudrais que tous […] nous ayons le courage, vraiment le courage, de marcher en présence du Seigneur, avec la Croix du Seigneur ; d’édifier l’Église sur le sang du Seigneur, qui est versé sur la Croix ; et de confesser l’unique gloire : le Christ crucifié. Et ainsi l’Église ira de l’avant » (Chapelle Sixtine, 13 mars 2013).

Il est bon pour nous de réentendre cela à l’heure où l’Église peut être encore davantage tentée de s’aligner sur le monde et sa recherche de bien-être purement matériel. La route de l’Église est celle de Jésus qui mène à Dieu par la croix, ainsi que le disait Benoît XVI : « Oui, Jésus est à la hauteur de Dieu parce que la hauteur de la croix est la hauteur de l’amour de Dieu, la hauteur du renoncement à soi-même et du dévouement aux autres » (1er sept.2013).

La Croix est ainsi non seulement le chemin du Christ et de l’Église, mais de chacune de nos communautés, de chacun de nous. Et nous avons entendu comment le Christ, avant même d’être chargé de sa propre croix, nous y invite : « Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive ». Cette phrase, en quelque-sorte la charte du chrétien, est à inscrire en lettre d’or en chacune de nos vies.

Chaque mot compte : « Si » : c’est une invitation totalement gratuite ; « quelqu’un » : c’est un appel personnel, intime, particulier ; « veut » : il s’adresse à ma liberté, à ma faculté de vouloir, de choisir, de m’engager – est-ce que je veux être un saint ? ; « marcher à ma suite », littéralement « me suivre » : être un saint veut dire suivre une personne aimée, Jésus (rappelons-nous le « où demeures-tu ? – Venez et voyez », Jn 1, 39) ; « qu’il renonce à lui-même » : c’est l’acte fondamental de l’amour : se perdre de vue pour s’élancer vers l’autre, vers Dieu, quitter son égoïsme pour se donner soi-même ; « qu’il prenne sa croix » : c’est la mise en œuvre concrète, active, prendre occasion de toute souffrance pour s’unit à Jésus ; « et qu’il me suive » : la finale de la phrase reprend le début dans une amusante construction tautologique : « si quelqu’un veut me suivre… qu’il me suive ». Pourquoi cette répétition ? Parce que la Croix n’est pas le but, elle n’est qu’un moyen de l’union à Jésus, et « suivre Jésus » est à la fois le chemin et le but, le moyen de s’unir à Dieu et l’union elle-même.

Prendre sa croix – chaque jour ajoute S. Luc ! – est donc le cœur de notre suite de Jésus. Mais pourquoi précisément en ce lieu de la souffrance ? N’est-il pas autant et plus utile de s’unir à Jésus dans la joie, la facilité ? Mais la souffrance est la pierre d’achoppement de notre humanité. Elle est, avec la mort, à la fois la grande conséquence du péché et son principal révélateur : elle semble toujours présente pour contrecarrer notre désir d’auto-réalisation, de bonheur sans Dieu. Et, précisément pour cela, la souffrance peut devenir le lieu de notre retournement : elle devient « croix » lorsque, par la vertu de la passion du Christ, elle devient l’occasion d’un jaillissement d’amour pur, désintéressé, salvateur.

Pourtant surgit toujours la suspicion qu’une telle spiritualité n’entraîne un rapport malsain avec la souffrance, une complaisance doloriste dont nous pressentons qu’elle est autant indigne de l’homme que de Dieu. Ce risque, S. L.-M. Grignion de Montfort le dénonce dans sa Lettre circulaire aux Amis de la Croix, en expliquant que toute souffrance n’est pas par elle-même croix du Christ : « Il ne suffit pas de souffrir : le démon et le monde ont leurs martyrs ; mais il faut souffrir et porter sa croix sur les traces de Jésus-Christ : sequatur me, qu’il me suive ! c’est-à-dire de la manière qu’il l’a portée » (§ 41, p. 37). Et il prévient le chrétien de ne jamais rechercher la souffrance, le mal, ni même l’humiliation. Car il doit être averti que la souffrance le porte naturellement au retour sur soi, à la plainte ou au murmure qui est en quelque-sorte une façon de son « ego » en souffrance de chercher à se rétablir en dans ses droits ; il est donc essentiel, dans la souffrance, de se tenir toujours plus humble et caché. Il y aura encore l’écueil de l’orgueil spirituel, qui pourra faire si vite penser être comparable aux saints quand nous paraissons subir des outrages pour le Christ !

Voilà pourquoi S. Louis-Marie nous invite à demander au Seigneur la sagesse de la Croix, cet esprit bon et doux qui rend participant, au milieu des amertumes, de l’amitié de Dieu. Il conseille de faire profit davantage des petites souffrances que des grandes : « À la moindre petite traverse qui vous arrive, dites : Dieu soit béni ! mon Dieu, je vous remercie ; puis cachez dans la mémoire de Dieu, qui est comme votre comptoir, la croix que vous venez de gagner ; et puis ne vous en souvenez plus que pour dire : Grand merci ! » (p. 45). Le critère est donc de garder les yeux fixés sur Jésus, d’avoir compassion de ses souffrances et de nous plonger dans son amour : « Souffrir beaucoup et souffrir mal, c’est souffrir en damné ; souffrir beaucoup et avec courage mais pour une mauvaise cause, c’est souffrir en martyr du démon ; souffrir peu ou beaucoup et souffrir pour Dieu, c’est souffrir en saint » (p. 44).

Dans cette Eucharistie, demandons au Seigneur, en empruntant les mots de la dernière homélie de la Croix Glorieuse de Benoît XVI en tant que pape, de nous donner la science de sa croix afin que nous puissions édifier l’Église sur son sang versé.

Seigneur Jésus, par la folie de ta Croix tu convertis nos souffrances en cri d’amour envers Dieu et de miséricorde envers le prochain ; transforme nous, d’êtres blessés que nous sommes, en vases d’argile prêts à être comblés par l’abondance des dons divins plus précieux que l’or (Cf. 2 Co 4, 7-18) ; donne nous d’entendre ton appel pressant à poser des actes concrets qui nous configurent davantage à ta Croix. Nous pourrons alors devenir, à cause de toi et de l’Évangile, une vivante offrande pour la gloire du Père et le salut du monde. Amen.

frère François d’Assise +

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