Homélie pour le 6e dimanche de Pâques

Ac 8, 5-8.14-17 ; I P 3, 15-18 ; Jn 14, 15-21.

Avez-vous remarqué ce mélange surprenant du temps des verbes dans cet évangile de Jean ? Jésus s’adresse au futur : « Je ne vous laisserai pas orphelins », et aussitôt il parle au présent : « Je viens à vous ». Jésus bouscule l’usage ordinaire des temps : cela signifie ainsi qu’il est d’ailleurs, mais aussi qu’il domine l’écoulement de l’histoire. Quand Jésus parle à ses disciples bouleversés par la perspective de sa mort, il s’adresse aussi à nous perturbés par tout ce qui fait mal dans l’Église et dans le monde. « Que votre cœur cesse de se troubler ! »

Face à la peur, Jésus faisait appel à la foi, dimanche dernier : « Vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi ». Aujourd’hui, il fait appel à l’amour : « Il n’y a pas de crainte dans l’amour ; l’amour parfait chasse la crainte » (I Jn 4,17). « Si vous m’aimez (au présent), vous resterez fidèles à mes commandements (au futur) ».

Si vous m’aimez.

Est-il possible d’aimer le Seigneur comme il nous aime ? Pour les philosophes de l’Antiquité, notamment Aristote, une amitié entre l’homme et Dieu est impossible, car pour devenir ami de quelqu’un, il faut une réciprocité, or il n’a rien de commun entre Dieu et l’homme. Ces sages ignoraient que la vie divine nous est donnée par grâce, que l’Esprit-Saint nous est communiqué pour nous rendre capables d’aimer. Aussi Jésus dit : « Moi, je prierai le Père, et il vous donnera l’Esprit ». « Si tu savais le don de Dieu », disait Jésus à la Samaritaine. « Don » est le nom propre de l’Esprit, car l’amour est le tout premier don, et l’Esprit procède par mode d’amour. Avec l’Esprit, il est possible de dire à Dieu : Je t’aime de tout toi-même. J’aime de tout mon Dieu. Étant lui-même l’Amour, l’Esprit est donné à ceux qui ont un cœur aimant.

« Je vous donnerai un autre Défenseur », le « Paraclet », mot grec qui désigne au sens étymologique, quelqu’un appelé auprès d’un autre pour lui venir en aide, ad-vocatus en latin, avocat, intercesseur, conseiller. Le « consolateur souverain », de l’hymne Veni Creator, n’exprime qu’un sens secondaire. Le Paraclet n’a qu’une fonction : « être avec vous pour toujours », ce qui est un commentaire de son nom. L’Esprit est un « autre » Paraclet, car Jésus aussi affirme à Philippe : « Depuis si longtemps je suis avec vous… », et il promet de demeurer toujours avec nous. L’autre Paraclet est l’Esprit de vérité, car il procède du Fils qui est la Vérité, et il manifeste la vérité, comme un ami révèle les secrets de son cœur à son ami : « L’Esprit me glorifiera, car il reprendra ce qui vient de moi pour vous en faire part » (16,14).

Cet Esprit de vérité, « le monde est incapable de le recevoir, parce qu’il ne le voit pas » : l’esprit d’erreur, de mensonge et de séduction n’a pas les yeux du cœur pour connaître et désirer l’invisible. « Vous, vous le connaissez, car il demeure auprès de vous » : le verbe au présent indique que l’Esprit demeure auprès des disciples pour leur montrer en Jésus de Nazareth le Messie, celui dont les paroles sont « esprit et vie » (6,53). « Et il sera en vous », le verbe au futur : fait écho à la remarque de l’évangéliste : « Il n’y avait pas encore d’Esprit parce que Jésus n’était pas encore glorifié » (7,39). La Pentecôte accomplira l’alliance nouvelle et éternelle où l’Esprit agira dans l’Église, se déversant dans le cœur des croyants comme un fleuve d’eau vive. « Vous, qui êtes mus par l’Esprit de Dieu » (I Co 2,12), vous le connaîtrez d’une connaissance intime s’épanouissant en amour (Jn 10,14), une connaissance « quasi-expérimentale », puisqu’il rend ce témoignage, non à nos sens mais à notre esprit, que nous sommes enfants de Dieu (cf. Rm 8,16).

Je ne vous laisserai pas orphelins.

La tendresse paternelle de Jésus se manifeste de manière émouvante, pleine de délicatesse envers ceux qu’il vient d’appeler « mes petits enfants » (13,33). Ils ne seront jamais seuls, car Jésus sera toujours avec eux. Pourtant il affirme : « D’ici peu de temps, le monde ne me verra plus ». Jésus annonce sa disparition par sa mort prochaine. Mais la séparation est compensée par une promesse : « Je viens à vous ». Il dit cela au moment précis où il les quitte. « Il se dérobe corporellement et, au même moment, il vient invisiblement avec l’Esprit-Saint » (Saint Thomas d’Aquin, in Rm 8,18). Jésus veut éduquer ses amis. Car l’amour, paradoxalement, implique une certaine distance ; il n’est pas la fusion, mais la communion dans le respect mutuel. Lorsque le petit bébé a faim, il crie, et sa maman lui donne son lait ; mais bien vite, il comprend que ce qui est meilleur que la nourriture corporelle, c’est l’affection maternelle, aussi il va crier, mais pour avoir des caresses, des câlins, des baisers, de la tendresse. Le sevrage fait partie de l’éducation. Il consiste dans le passage d’un besoin matériel à un désir spirituel. « Tant que deux êtres qui se sont rencontrés physiquement ne se sont pas mis à distance l’un de l’autre, ils demeurent au niveau tactile, superficiel. Ainsi en allait-il pour les disciples vis-à-vis de leur Maître : ils ne pouvaient accéder à une connaissance totale, spirituelle, tant qu’ils maintenaient jalousement l’adhésion sensible. L’attachement est nécessaire, mais il doit subir l’épreuve de la distance… La véritable présence s’accomplit à travers l’absence » (Xavier Léon-Dufour, Lecture de l’Évangile selon Jean, Paris 1993 t.3 p.148).

« En ce jour-là, vous reconnaîtrez que je suis en mon Père, que vous êtes en moi, et moi en vous ». L’immanence réciproque de Jésus et du Père enchaîne celle du Fils et des disciples. Alors, il n’y a plus vision ou audition extérieures, mais intériorité et inhabitation sans distance : la dualité devient union dans la relation personnelle de l’amour. Dans la vigne, le cep et les sarments ne font plus qu’un. « Son habitation à l’intérieur de toi est plus réelle que s’il était en dehors de toi, devant toi, devant tes yeux. Si tu recevais le Christ dans ta chambre, il serait avec toi ; voici que tu le reçois dans ton cœur et il ne serait pas avec toi ? » (Saint Augustin). L’union intime entre Jésus et les croyants est faite à l’image de l’unité parfaite et ineffable entre le Père et le Fils, au sein même de la très sainte Trinité.

Dans sa contemplation circulaire, l’évangéliste saint Jean, par un procédé d’inclusion, revient à sa première affirmation, mais en passant du cercle des disciples (« Si vous m’aimez ») à tout homme qui l’accueille : « Celui qui a reçu mes commandements et y reste fidèle, c’est celui-là qui m’aime ; et celui qui m’aime sera aimé de mon Père  ». Habituellement, l’amour divin pour les hommes est au temps passé chez Jean : « Dieu a tant aimé le monde » ; ici l’emploi du futur laisse entrevoir une communication de Dieu au cœur du croyant, réalisant la parfaite communion de la nouvelle alliance. « Moi aussi je l’aimerai », dit Jésus entraîné par l’exemple de son Père à aimer davantage encore qui l’aime et cet amour provoque chez l’homme une nouvelle réponse d’amour. C’est une spirale sans fin. « Et je me manifesterai à lui ». Jésus ne promet pas une apparition visible à celui qui l’aime, mais une révélation intérieure, une évidence de la présence du Père et du Fils : « Nous viendrons à lui et nous ferons chez lui notre demeure » (14,23), dans la communion de l’Esprit d’amour.

fr. Jean-Gabriel Gelineau +

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