Homélie pour la solennité de la Toussaint, 1er novembre 2024
« Heureux, heureux, heureux… » Dans l’évangile que nous venons d’entendre, Jésus nous parle de tous ceux que nous fêtons aujourd’hui. Car dans la solennité de la Toussaint, nous célébrons l’ensemble des membres de l’Église déjà parvenus à la béatitude éternelle, où ils contemplent Dieu face à face. Pour eux s’est accomplie la parole de Jésus : « Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu ».
La vision, frères et sœurs, n’est pas une activité anodine. Comme toute sensation, elle nous met en contact avec un objet extérieur à nous. Et ce contact nous change. Il nous fait recevoir en nous quelque chose de l’objet perçu. Quand je regarde un coquelicot, je reçois en moi, dans mon œil, la couleur rouge de cette fleur. Le regard que nous portons sur les choses ne nous laisse jamais indemnes. Il imprime en nous une similitude de l’objet contemplé. Nous pouvons affirmer que nous devenons, d’une certaine manière, semblables à ce que nous regardons. Ce que nous voyons de mauvais nous affecte. Mais de façon plus positive, ce que nous percevons de beau et de bon pénètre aussi en nous et nous donne part à sa bonté.
Suivant cette logique, nous pouvons écouter à nouveaux frais ce que saint Jean nous a dit de Dieu dans sa première épître : « nous lui serons semblables car nous le verrons tel qu’il est ». Au ciel, nous contemplerons l’être même de Dieu. Nous recevrons en nous une similitude de ce qu’il est en lui-même. Nous aurons part à sa vie divine. Or Dieu est plénitude de bonheur. Il est la béatitude en soi. La vision de sa divinité nous communiquera, autant qu’une créature peut le recevoir, le bonheur infini dont il jouit depuis toujours et auquel il s’identifie lui-même. Voilà pourquoi les saints qui, au ciel, contemplent Dieu face à face, sont les plus heureux des hommes.
Ce bonheur promis à ses disciples, Jésus l’a annoncé au début du sermon sur la montagne, comme nous venons de l’entendre dans l’évangile. Si l’on perçoit facilement le lien qu’établit la sixième béatitude entre le bonheur et le fait de voir Dieu, pour d’autres, en revanche, ce lien est un peu plus obscur. « Heureux ceux qui pleurent […]. Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice […]. Heureux êtes-vous si l’on vous insulte, si l’on vous persécute et si l’on dit faussement toute sorte de mal contre vous, à cause de moi. » Le bonheur que nous promet Jésus est assez paradoxal, d’autant plus que les béatitudes qui parlent de persécution ne nous annoncent pas une félicité à venir, mais un bonheur déjà présent. « Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, car le royaume des Cieux est à eux », dès maintenant !
Toutes les béatitudes sont liées les unes aux autres. On ne peut pas en choisir une sans les vivre toutes. Les saints, qui ont le bonheur au ciel de contempler Dieu, ont aussi été heureux sur la terre de subir des persécutions pour le nom de Jésus. On connaît bien l’exhortation de saint François d’Assise au frère Léon sur la joie parfaite. Cette dernière ne consiste pas à avoir le don des miracles, de la prophétie ou de la prédication, mais à supporter avec patience tous les sévices que l’on nous fait, en pensant aux souffrances du Christ. Soyons bien clairs ! Les insultes et les calomnies ne sont jamais quelque chose d’agréable, mais elles peuvent être un lieu d’union au Christ dans sa passion. Les saints ne les ont pas recherchées pour elles-mêmes. Mais quand ils ont rencontré la tribulation, ils l’ont accueillie avec joie parce qu’en les associant aux souffrances de Jésus, elle les unissait aussi à sa résurrection. Oui, en accueillant le Christ au cœur de leurs épreuves pour lui permettre de poursuivre en eux son œuvre de rédemption, c’est le royaume des Cieux qu’ils ont reçu dès ici-bas.
Dans cette Eucharistie, nous célébrons le mystère de notre salut, par lequel nous ont été ouvertes les portes de la béatitude éternelle. C’est dans ce sacrement qu’à la suite de tant de saints, nous puisons la joie de l’espérance au cœur même de nos difficultés quotidiennes et la force de persévérer sur notre chemin de sainteté. Une multitude de frères et de sœurs nous ont précédés sur la route du ciel, où ils nous attendent maintenant et nous assistent par leur prière. Un jour, nous l’espérons, Dieu nous accueillera dans leur compagnie, sans nous juger sur le mérite, mais en accordant largement son pardon. C’est pourquoi réjouissons-nous, soyons dans l’allégresse, car notre récompense est grande dans les Cieux ! Amen.
+ fr. Jean-Vincent, abbé