Homélie pour la messe dominicale (20 septembre 2020)
Is 55, 6-9 ; Ph 1, 20c-24.27a ; Mt 20, 1-16
« Je veux donner au dernier venu autant qu’à toi […] Ton regard est-il mauvais parce que moi, je suis bon ? C’est ainsi que les derniers seront premiers, et les premiers seront derniers. »
La parabole du Royaume que nous méditons en ce dimanche donne à première vue un enseignement assez simple. Dieu, symbolisé par le maître du domaine, appelle tous les hommes où qu’ils en soient, ouvriers de la première ou de la dernière heure ; il manifeste envers tous sa bonté sans limite. À chacun, il donne le même salaire, comme s’il ne pouvait en donner d’autre : un denier, qui est une pièce d’argent à l’effigie du roi, c’est-à-dire qu’il donne une seule chose, disent les Pères : son propre Fils, son image parfaite en qui chaque homme peut devenir pour lui un fils d’adoption. Cela est fort vrai et beau, dans la ligne de ce qu’affirmait déjà Isaïe dans la première lecture, « la bonté du Seigneur est pour tous ».
Mais il y a pourtant aussi dans cette parabole une dimension plus dramatique. Si elle révèle la bonté de Dieu, elle dévoile aussi la façon dont nous pouvons nous en exclure : « va-t’en », dit le maître à l’ouvrier de la première heure dont le regard est « mauvais ». Il l’interpelle : « ami ! », ̔Εταῖρε (Mt 20, 13), dans une expression que l’on retrouve seulement deux autres fois en S. Matthieu : pour l’invité exclu du festin car il n’avait pas le vêtement de noce (Mt 22, 12), et pour Judas : « Ami, fais ta besogne » (Mt 26, 50). Bref, la situation de l’ouvrier de la première heure n’est pas franchement bonne… Et le Seigneur prévient : « les derniers seront premiers, et les premiers seront derniers ». C’est ici une formulation dramatisée de la sentence qui concluait le chapitre précédent, juste avant notre parabole : « Beaucoup de premiers seront derniers, beaucoup de derniers seront premiers » (Mt 19, 30). Cette phrase, que Jésus illustre par notre récit, peut nous paraître bien étrange ! Qui sont donc ces premiers et ces derniers ? Comment comprendre cette inversion quasi inéluctable ?
Il nous faut tout d’abord écarter une fausse compréhension selon laquelle Dieu prendrait le contrepied du mérite de chacun pour mieux manifester sa miséricorde : moins on a travaillé, plus on est récompensé. Non, et la parabole le dit : la miséricorde de Dieu est absolument juste : « Ami, je ne suis pas injuste envers toi » (Mt 20, 13) ; sa libéralité tient compte du mérite de chacun. Et c’est justement ce qu’il nous faut comprendre : Quel est le véritable mérite de l’homme qui donne accès au Royaume ? La parabole nous en dévoile deux aspects, l’un dans notre rapport à Dieu, l’autre dans notre rapport à nos frères.
Le premier aspect du mérite concerne notre rapport à Dieu
Le premier aspect du mérite concerne notre rapport à Dieu, notre réaction par rapport à son appel, à son initiative insistante par laquelle il nous recherche, comme le maître du domaine, lui qui sort inlassablement au cours de la journée pour chercher ses ouvriers. Mais remarquons que le maître ne dit pas la même chose à chacune de ses sorties. La première fois, il propose un contrat où l’on se met « d’accord pour le salaire d’une journée » ; les trois fois suivantes, il dit seulement : « je vous donnerai ce qui est juste » ; et la dernière fois, à la onzième heure, il ne dit plus que : « allez à ma vigne, vous aussi », sans contrepartie.
Dans une première interprétation, on peut penser aux différentes interventions de Dieu dans l’histoire du salut. Dieu a d’abord établi l’alliance avec Moïse sur la justice de la Loi, qui fonctionnait en quelque-sorte comme un contrat, où un salaire, l’obtention de la terre promise, était promis en échange d’un service : rendre un culte au vrai Dieu dans la fidélité.
Cette fidélité n’ayant pas été au rendez-vous, Dieu a envoyé les prophètes pour promettre « ce qui est juste » ; plus que la fidélité extérieure à la loi en vue d’une récompense, ils enseignaient le culte des lèvres et du cœur. Enfin, Dieu a envoyé son propre Fils appeler ceux qui ne l’ont pas encore été, les païens que nul n’a encore embauché, qui, eux, ne sont pas soumis à la Loi et à qui il suffit de dire « allez à ma vigne, vous aussi », sans préciser aucune clause. Pour eux, ce n’est plus la Loi qui sauve, mais la Foi : ils s’embauchent sur la seule confiance dans la parole du Maître. Et c’est une foi opérante puisqu’ils vont vraiment travailler une heure à la vigne. Dans cette première interprétation, le « premiers » que vise Jésus sont ceux des Juifs qui, au nom de la Loi et de ses préceptes, de l’observance du Sabbat et de la séparation d’avec les pécheurs, condamnent le Seigneur parce qu’ils n’acceptent pas que les derniers venus, qui n’ont pas peiné sous le joug des préceptes de la Loi juive, reçoivent comme eux part au Royaume. Ces premiers ont une attitude semblable à celle du fils ainé de la parabole du fils prodigue (Lc 15, 25-32). Pour eux, les œuvres de la Loi sont stériles, parce que « leur regard est mauvais ». Pour les derniers en revanche, ceux qui croient en la parole du Christ, les œuvres de la foi sont méritoires car elles procèdent de l’amour qui vient de Dieu : « En effet, dans le Christ Jésus ni circoncision ni incirconcision ne comptent, mais seulement la foi opérant par la charité » (Ga 5, 6).
Dans une seconde interprétation, S. Grégoire le Grand applique à chacune de nos vies les propositions successives de Dieu : Dieu nous attire d’abord avec la promesse d’une récompense, puis il nous invite à ne pas craindre une injustice de sa part, pour enfin nous apprendre à répondre à son appel en toute pureté d’intention, dans la confiance totale et le pur amour. Dans ces deux interprétations, c’est la même entrée dans la gratuité du salut qui obtient la récompense du Royaume. Ce que n’a pas compris l’ouvrier de la première heure, c’est qu’avec Dieu, il n’y a pas de proportion véritablement équitable entre nos œuvres et la récompense divine de la vie éternelle : que l’on ait fait toute la journée ou une heure seulement à la vigne, nous sommes toujours débiteurs de la grâce de Dieu.
le second aspect de l’acte méritoire, indissociable du premier, concerne notre agir envers nos frères
Enfin, après notre rapport à Dieu, le second aspect de l’acte méritoire, indissociable du premier, concerne notre agir envers nos frères. De même que dans la parabole du débiteur insolvable, l’attitude du maître a été conditionnée par le refus du serviteur libéré de sa dette de faire à son tour miséricorde à son propre débiteur, de même ici, si l’ouvrier de la première heure murmure, compare, jalouse et se croit en position de pouvoir exiger davantage, il est incapable d’entrer « dans la joie de son maître » et la voie de la miséricorde lui est fermée : « le jugement est sans miséricorde pour qui n’a pas fait miséricorde » (Jc 2, 13). À l’inverse, quand Dieu trouve dans le cœur de l’homme l’amour de son frère, l’oubli de soi pour se donner à l’autre, il voit son propre Fils donnant, sur la croix, sa vie pour ses amis et méritant pour tous les hommes. Alors il peut nous donner de mériter, non plus seulement pour nous-mêmes, mais aussi, avec le Christ, pour les autres. Notre parabole est immédiatement suivie par la troisième et dernière annonce de la Passion : les derniers qui deviendront les premiers seront ceux qui suivront Jésus à la croix pour donner, avec lui, leur vie pour leurs frères.
Seigneur Dieu, qui a résumé dans l’amour envers toi et le prochain tout le contenu de la Loi, accorde-nous en participant à cette Eucharistie sous le regard de Notre-Dame la comblée de grâce, la petite servante devenue la première en chemin, de pouvoir à notre tour, en observant tes préceptes, parvenir à la vie éternelle et devenir conformes à l’image de ton Fils. Amen.
frère François d’Assise +