Homélie pour le 3e dimanche de Pâques, 26 avril 2020
Jésus de Nazareth, cet homme qui était un prophète puissant par ses actes et ses paroles devant Dieu et devant tout le peuple […]. Nous, nous espérions que c’était lui qui allait délivrer Israël. (Lc 24, 19.21)
L’épisode des disciples d’Emmaüs se déroule le jour même de la Résurrection, ce jour où, selon la Séquence Salve dies dierum gloria le Christ « ressuscité, vainqueur des enfers, restaurateur de la nature humaine, vient porter sa brebis sur son épaule jusqu’au bercail des cieux » : restaurator humani generis, ovem suam reportans umeris ad superna. S. Luc nous montre ainsi en ce jour comment le Seigneur ressuscité vient chercher et ramener non pas une mais deux brebis égarées dans la désespérance, comment il les rejoint, les ramène à lui, restaure leur humanité et l’élève pour l’unir à la sienne, désormais glorieuse.
Nos deux disciples viennent de quitter le groupe des apôtres et de leurs compagnons, c’est-à-dire, chez Luc, les 72 disciples, ceux qui ont été envoyés deux par deux par Jésus annoncer la bonne nouvelle du Royaume dans les villes et les maisons. Alors, ils avaient non seulement vu la puissance des actes et des paroles de Jésus, mais ils s’étaient réjouis que même les démons leur étaient soumis en son nom. Mais cette puissance semble avoir été renversée et ils s’en retournent tout tristes, quittant la ville sainte et allant, non plus proclamer « paix à cette maison » (Lc 10, 5), mais selon toute probabilité rentrer prosaïquement à la maison – c’est ce que suggère S. Ambroise en appelant le compagnon de Cléophas : Ammaon, c’est-à-dire « l’habitant d’Emmaüs » (Cf. Hom. in Luc., SC 52, p. 213.)
Après le choc terrible de la Passion et de la mort du Seigneur, déboussolés, affreusement tristes mais aussi troublés par les affirmations récentes des femmes revenant du tombeau, nos deux hommes prennent du large pour tenter probablement de remettre de l’ordre dans leur esprit, dans leur cœur, en retournant à la sécurité primaire du bon vieux chez-soi. Mais, en nous les montrant en route se livrant à un entretien passionné (le verbe ὁμιλειν est répété deux fois) qui vire à la disputatio (συζητεῖν), S. Luc nous suggère que les disciples, loin d’être sur le chemin de reprendre possession d’eux-mêmes, sont plutôt en train de se « fourvoyer dans les vains raisonnements de leur cœur insensé devenu la proie des ténèbres » (Rm 1, 21). En-dehors du groupe des disciples, en-dehors de la ville, hors d’eux-mêmes, ils symbolisent l’homme loin de Dieu car loin de son propre cœur, incapable de comprendre le mystère d’amour s’accomplissant dans la mort et la résurrection du Christ. Cet homme qui pourrait dire au Christ, avec les paroles de S. Augustin :
Tu étais au dedans, moi au dehors de moi-même, et c’est au dehors que je te cherchais […]. Tu étais avec moi, mais moi, je n’étais pas avec toi (Confessions, X, 27).
L’itinéraire centrifuge des disciples reflète la façon dont ils s’éloignent de leur propre foi : à cet étranger qui les interroge sans se faire reconnaitre pour mettre à nu leur cœur, ils désignent Jésus comme « prophète puissant par ses actes et ses paroles ». S. Augustin s’écrie : « comment cela, ô disciples ? Le Christ, un prophète, lui qui est le Seigneur des prophètes ? Votre juge, vous l’appelez huissier ! ». Et il ajoute : « Ils en sont venus à adopter le langage des gens du dehors. Pourquoi dis-je « le langage des gens du dehors ? » Rappelez-vous. Quand Jésus demande à ses disciples : « que dit-on qu’est le Fils de l’homme ? » Ils lui rapportent les bruits qui circulent au dehors : « Les uns, dirent-ils, disent que tu es Élie, d’autres Jean-Baptiste, d’autres Jérémie ou l’un des prophètes ». C’était le langage des gens du dehors, non des disciples, et voici que les disciples adoptent ce même langage » (Serm. 232, § 3, SC 116, p. 265). Augustin rappelle alors comment Pierre avait pourtant corrigé ce « langage des gens du dehors » en confessant que Jésus est « le Christ », amenant aussitôt Jésus à annoncer sa passion, la croix et sa résurrection. Voilà le cœur de leur foi qu’ils auraient dû tenir, dans leur mémoire, dans le cœur et sur les lèvres. Mais ils ont perdu, avec la fermeté de leur espérance et de leur confession de foi, leur unité intérieure.
Mais voilà qu’ils écoutent celui qui vient à eux comme un étranger. Par sa résurrection, il leur est bien devenu étranger à eux les terrestres, lui le spirituel, « dernier Adam qui est un être spirituel donnant la vie » (1 Co 15, 45). Quelle pédagogie Jésus va-t-il mettre en œuvre pour les ramener à eux-mêmes et à lui ? Comment procède-t-il ?
Premièrement par le reproche : « Esprits sans intelligence, cœurs lents à croire ! » (Lc 24, 25). Il dénonce leurs pensées charnelles et extérieures pour provoquer une ouverture de l’intelligence et du cœur à la réalité spirituelle et intérieure. Il les oblige à faire appel à leur mémoire de l’Écriture et des enseignements qu’il leur a prodigués.
Deuxièmement par l’enseignement : dans l’unique phrase de cette longue catéchèse qui nous soit rapportée, Jésus s’applique précisément à lui-même ce titre de « Christ » que les disciples lui avaient refusé : « Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela pour entrer dans sa gloire ? » (v. 26). Et il le répétera encore au Cénacle quand les disciples y seront retournés (v. 46). Là est le cœur de l’enseignement de Jésus : la proclamation de sa véritable identité. Jésus renvoie à la confession de Pierre, seul autre endroit dans Luc où ce titre de Christ est mis dans la bouche d’un protagoniste du récit, mais il la donne à présent comme clef d’interprétation de toute l’Écriture, comme lumière décisive pour l’intelligence des apôtres. Au début des Actes, Pierre proclamera six fois de suite l’identité divine du Ressuscité en lui donnant le titre de Christ : la mission de l’Église sera, comme dans les deux lectures de cette messe, de proclamer le « Christ » ressuscité sous la houlette de Pierre.
Troisièmement, par le sacrement : Après avoir rendu à la vie la mémoire et l’intelligence des disciples, restait à leur redonner accès à leur cœur. « Ils le reconnurent à la fraction du pain ». C’est lorsque Jésus se donne comme nourriture spirituelle, celle qui donne la vie à l’âme, que les disciples sont véritablement recréés « à l’image de l’homme céleste » (1 Co 15, 49), que leur cœur ressuscite du péché où la faute du premier Adam les avait plongés : « alors leur yeux à tous deux s’ouvrirent et ils connurent qu’ils étaient nus » (Gn 3, 7) devient ici « alors leurs yeux s’ouvrirent, et ils le reconnurent » (Lc 24, 31), ils entrent dans sa vie intime, dans son mystère nuptial du don de lui-même à son Église. « Notre cœur n’était-il pas brûlant en nous, tandis qu’il nous parlait sur la route et nous ouvrait les Écritures ? » (v. 32). Ils voulaient rentrer à la maison ; plus intime qu’à la maison, le Christ les conduit à leur propre cœur et les rend capables, à présent, non plus de marcher seulement avec lui, mais « en lui », « dans l’amour » comme dira S. Paul (Cf. Col 2, 6 ; Ep 5, 2).
Et nous, « rachetés de la conduite superficielle héritée de vos pères » (1 P 1, 18) « ne disons pas que nous ne connaissons pas le Christ. Nous le connaissons, si nous croyons. Et c’est peu dire : nous le connaissons, si nous croyons. Si nous croyons, nous l’avons. Ils avaient le Christ avec eux à table, nous l’avons avec nous, dans notre âme » (S. Augustin, Serm. 232, § 7 p. 275).
Seigneur Jésus, par cette Eucharistie où tu viens à nouveau à nous, renouvelle-nous dans notre intériorité, dans notre foi, notre espérance et notre amour. Amen.
fr. François d’Assise Chereau +