Homélie pour le 26e dimanche du temps ordinaire, 25/09/22

« Un grand abîme a été établi entre vous et nous. » Dans la parabole que nous venons d’entendre, frères et sœurs, Jésus met en scène deux personnages antinomiques. Il nous présente d’abord un riche anonyme, qui vit dans l’opulence. Cet homme n’est pas un mécréant. La suite du récit nous apprend qu’il se considère comme un fils d’Abraham, et qu’il connaît Moïse et les Prophètes. Il se rattache donc à la foi d’Israël. Bien plus, la pourpre et le lin fin dont il s’habille évoquent les vêtements des prêtres dans l’Ancien Testament. Son mode de vie, comparable à celui des notables de Samarie, nous est décrit par le prophète Amos dans la première lecture. Viandes, divans, musique, parfums : rien ne manque à son bien-être corporel. Il peut s’adonner sans inquiétude aux plaisirs des sens, celui du goût, du toucher, de l’ouïe, de l’odorat. Seule la vue n’est pas mentionnée. Le riche de notre parabole serait-il donc frappé de cécité ? Devant son portail gît un pauvre couvert d’ulcères, et il ne semble même pas s’en apercevoir ! Trop préoccupé de son bien-être personnel, le riche s’est coupé des autres hommes. Le grand abîme qui le sépare de Lazare dans l’au-delà est déjà présent dans sa vie terrestre. Frères et sœurs, il y a là pour nous un avertissement : notre vie future ne sera que la continuité de ce qu’elle aura été sur la terre ! Si nous nous coupons de nos frères en ce monde, nous en serons coupés aussi dans l’autre.

Or Dieu ne nous a pas créés pour que nous vivions séparés les uns des autres, mais pour que nous participions tous ensemble à la vie trinitaire, et que nous soyons ainsi réunis dans son amour. Régulièrement, le pape François nous exhorte à faire des progrès dans la fraternité humaine. Cet enseignement du magistère n’est pas nouveau. En 1939 déjà, dans son encyclique Summi pontificatus, le pape Pie XII écrivait ceci : une erreur, « aujourd’hui largement répandue, est l’oubli de cette loi de solidarité humaine et de charité, dictée et imposée aussi bien par la communauté d’origine et par l’égalité de la nature raisonnable chez tous les hommes […] que par le sacrifice de rédemption offert par Jésus-Christ […] en faveur de l’humanité pécheresse ». Frères et sœurs, l’unité du genre humain provient à la fois du fait que nous avons tous le même Créateur, et que nous sommes tous appelés à l’adoption filiale en nous unissant au Fils de Dieu dans son mystère pascal. Se couper des autres hommes, c’est se couper de cette vocation commune. Rester sourd à leurs besoins, c’est rester sourd aux appels du Christ. Car dans son incarnation, il s’est uni lui-même à notre humanité. Pour nous ramener vers le Père, il a revêtu notre fragilité et s’est identifié aux plus pauvres et aux plus petits d’entre les hommes.

La parabole du riche et de Lazare, rapportée par Luc, présente quelques traits communs avec celle du jugement dernier dans l’évangile de Matthieu. Il y est question de fournaise, de vie bienheureuse, de rétribution en bien ou en mal selon l’attention que nous aurons portée aux pauvres. De même que, chez Matthieu, Jésus s’identifie aux plus petits de ses frères, de même, dans cette parabole de Luc, je crois qu’on peut voir en Lazare une figure de Jésus. Jésus a pris notre humanité. Il est venu nous rejoindre au plus profond de notre misère. Il s’est donné en nourriture à ceux qui, humblement, se comparaient à de petits chiens. Il a souffert. Il est passé par la mort. Il a visité Abraham et les patriarches au séjour des morts. Il a été accueilli dans le sein du Père où il jouit de la béatitude éternelle. Et – la demande du riche a fini par être exaucée – il est même ressuscité d’entre les morts pour nous porter son témoignage.

C’est ce mystère pascal de la mort et de la résurrection du Fils de Dieu que nous célébrons dans cette eucharistie. Ne cherchons pas notre nourriture dans les miettes qui tombent de la table des grands de ce monde, mais dans les plaies du Sauveur. Elles sont mises à notre disposition en ce jour pour que nous nous abreuvions de son Sang, que nous nous rassasiions de son Corps livré pour nous, et que nous vivions de sa vie. Alors notre regard pourra s’ouvrir pour le reconnaître dans les plus petits de nos frères, et devenir plus attentif à leurs besoins. Car il ne sert à rien d’avoir la foi comme le riche de notre parabole, si nous ne la mettons pas en pratique, si nous ne travaillons pas, avec la grâce de Dieu qui nous est donnée dans les sacrements, à rétablir cette unité du genre humain brisée par le péché. Cette famille humaine réconciliée et unifiée vers laquelle nous tendons n’est rien d’autre que l’Église dans son plein accomplissement. Tous les hommes sont appelés à la rejoindre. Alors l’humanité entière, rassemblée en un seul corps, pourra faire retentir un cantique de louange à la gloire du Dieu Très-Haut pour les siècles des siècles. Amen.

frère Laurent de Trogoff +, prieur administrateur

Catégories : Homélies