Homélie pour le deuxième dimanche du temps ordinaire, année B, 14 janvier 2023

Jn 1, 35-42


S’il fallait donner un titre à ce passage évangélique, il faudrait peut-être l’appeler : « Jésus entre dans la temporanéité de la pâte humaine ». Il expérimente le temps qu’il faut pour que les paroles, les événements, les regards, pénètrent les cœurs des hommes et produisent le fruit attendu.

S’il fallait peindre ce passage, il faudrait représenter des visages à l’expression singulière et soignée, dont les regards s’entrecroiseraient merveilleusement, parfois admiratifs, parfois dans l’étonnement ou encore dans la stupéfaction et le questionnement.

S’il fallait enfin assimiler cette page d’évangile, il faudrait sans doute la mimer pour en ancrer la profondeur décisive, en prenant soin de traduire en « voix off » ce qui a bien pu se passer dans les cœurs des personnages, les uns vis à vis des autres.


Il y a d’abord Jean-Baptiste. Hier déjà (je veux dire dans le passage qui précède juste celui que nous venons d’entendre), la veille donc, Jean a déjà désigné Jésus comme « l’Agneau de Dieu » tandis que ce dernier venait vers lui pour se faire baptiser. Aucun des disciples de Jean n’avait alors semblé songer à aller vers lui. Pourtant ils avaient vu et entendu. Il fallait du temps pour que la parole de leur maître Jean-Baptiste pénètre, descende, produise un désir puis un élan.

Et puis le lendemain Jean se met à regarder Jésus « qui allait et venait » nous dit le texte. Longuement peut-être Jean l’a regardé. Que pouvait donc bien faire Jésus à marcher ainsi ? Nous ne le savons pas. Dans son esprit Jean repasse peut-être cette prophétie qui s’est accomplie la veille : « Celui sur qui tu verras l’Esprit descendre et demeurer, … c’est lui ! »1 La marque de Dieu, c’est ce qui demeure. Monte alors du cœur de Jean jusqu’à ses lèvres, cette parole qui lui revient, cette parole qui a été préparée pour lui depuis des siècles, cette parole qui accomplit son destin de prophète : « Voici l’Agneau de Dieu ». Tout est dit. Pour mettre comme un sceau à ses précédents contacts avec Jésus, d’une phrase, il désigne enfin le Messie qu’il avait pressenti par un tressaillement la toute première fois dans le sein d’Élisabeth. Troisième et dernière reconnaissance avant de diminuer, et diminuer jusqu’à en perdre la tête !

En agissant ainsi Jean sait ce qui doit se passer : parmi les disciples qui le suivaient certains vont marcher derrière l’Agneau. Jean le sait. Il les y a préparés, il s’y est lui-même préparé. Et cela le met dans une joie inimaginable : déjà dans le ventre d’Élisabeth il avait tressailli d’allégresse. Ici, c’est la joie de l’ami de l’Époux. Et aussitôt deux de ses disciples se mettent à suivre Jésus, l’Agneau de Dieu qui enlève les péchés du monde !

Un regard, une parole, une action.


Et voici que Jésus les voit et se retourne. Les deux disciples ne semblent pas pris au dépourvu puisqu’ils savent que répondre à Jésus qui s’intéresse de savoir ce qu’ils cherchent. Jésus a bien vu qu’ils cherchent quelque chose. Car Jésus remarque toujours celui qui cherche en vérité. Et aussitôt il leur propose de venir voir « où lui, Jésus, demeure ». Et ils demeurent avec lui ce jour-là nous dit l’évangéliste. Ces lignes font écho à l’évangile selon saint Marc où il est écrit au sujet des apôtres que Jésus choisit qu’il en établit douze « pour qu’ils demeurent avec lui »2. Et c’est ainsi que s’achève, semble-t-il, le deuxième jour après que Jean le Baptiste ait désigné l’Agneau de Dieu. Nous ne savons presque rien de cette après-midi là, sinon qu’ils ont demeuré avec Jésus.

Un regard, une parole, une action.


Le troisième jour, André est allé trouver son frère Simon pour lui dire « nous avons trouvé le Messie ». Nous ne possédons aucun détail sur cette scène-là non plus. Mais pour avoir parlé à son frère, André a bien dû commencer par le regarder. Et puis il l’a conduit à Jésus. Le mouvement est plus rapide peut-être et sans grandes nuances. Un peu comme au matin de Pâques où Pierre court vers le Tombeau.

Mais encore une fois : un regard, une parole, une action.


Et Jésus regarde Simon venir à lui. Le texte reprend le même vocabulaire qui a été prêté à Jean Baptiste avant qu’il ne désigne le Messie : « il posa3 son regard sur lui ». Le même verbe grec désigne la même attitude de discernement sans hésitation. Autrement dit, de même que Jean n’a pas hésité à désigner l’Agneau de Dieu, Jésus non plus ne va pas hésiter à regarder Simon, à le désigner, à le nommer, à le renommer même. Et Jésus déclare : Tu es… tu seras ». Et Simon devient Pierre, à partir d’un regard et d’une parole. Une parole performative, une parole messianique, une parole de Jésus. Et Simon est transformé.

Pour la première fois de sa vie peut-être, Pierre ne réagit pas extérieurement. Il semble littéralement pétri-fié ! Et pour cause. Bien singulièrement s’accomplit pour lui le dicton romain « nomen, omen »4.

Et voilà pour Simon-Pierre qui demeure dans le secret de cette rencontre avec le Messie. De sa part à lui, il n’est fait mention ni d’un regard, ni d’une parole, ni d’une action. Pierre est comme figé dans le silence de ce regard, de cette parole transformante.


Ainsi donc, à peine désigné, Jésus désigne. C’est le premier acte de décision de sa vie publique, au troisième jour de son apparition dans l’évangile selon saint Jean. L’auteur nous dévoile Jésus formant son Corps qu’est l’Église. Après avoir choisi et désigné Pierre, la nouvelle va naturellement se propager comme une traînée de poudre : Philippe, puis Nathanaël, et tous les autres, jusqu’à chacun de nous sur qui Jésus a posé un jour son regard d’une manière ou d’une autre.

Puissions-nous retrouver la fraîcheur de ce ferme et doux regard de Jésus posé sur nous. Puissions-nous entendre cet appel qu’il nous a adressé personnellement. Puissions-nous enfin accomplir nous aussi la part qui nous a été confiée, en sorte qu’elle porte du fruit pour nos frères et sœurs et pour la vie éternelle.


Amen


frère Laurent

1Jn 1, 33-34.
2Marc 3, 14.
3Verbe « εμβλεπω » : discerner clairement.
4« Nomen, omen » : un nom est un présage.

+ frère Laurent de Trogoff, prieur administrateur

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