Homélie pour le Mercredi des Cendres, 5 mars 2025
Lavés dans la cendre
« Mais toi, quand tu jeûnes, parfume-toi la tête et lave-toi le visage. » Quelle idée de nous faire entendre cet évangile, au moment où nous nous apprêtons à célébrer la liturgie des cendres ! La pédagogie de la sainte Église est pour le moins surprenante. Aussitôt après nous avoir exhortés à nous laver le visage, elle nous le salit avec des cendres !
Les cendres qui, dans un instant, seront répandues sur nos têtes, proviennent de la combustion d’anciens rameaux. Ces branchages ramassés dans la campagne étaient encore pleins de vie quand ils ont été cueillis. Nous les avons brandis en l’honneur du Christ quelques jours avant sa passion afin de proclamer par avance son triomphe sur la mort. Puis nous les avons suspendus aux crucifix de nos maisons. Au fil des mois, leur feuillage vert a jauni peu à peu. Et au bout d’un an, ils étaient complètement desséchés. Livrés à la flamme, ces branchages, qui ne ressemblaient plus qu’à du bois mort, ont brûlé rapidement et il n’en est resté que ces cendres.
Les cendres ne sont qu’un déchet. Elles ont perdu toute consistance et s’envolent au moindre coup de vent. C’est la raison pour laquelle l’Écriture sainte établit un lien étroit entre la cendre et le péché. Ainsi, pour dénoncer la vanité des idoles, le prophète Isaïe affirme que celui qui leur rend un culte « se repaît de cendre » (Is 44, 20). Comme la cendre, en effet, les idoles n’ont aucune consistance. Il est totalement vain de s’appuyer sur elles. Et à force de se prosterner devant ses faux dieux, l’idolâtre finit par leur ressembler. C’est pourquoi le livre de la Sagesse déclare à son sujet que « son cœur n’est que cendre » (Sg 15, 10). Le pécheur lui aussi a perdu toute consistance. En se détournant de Dieu, il a perdu la solidité de son ancrage et se laisse emporter par le vent.
La cendre symbolise l’état de l’homme tombé dans le péché. Et lorsqu’il cherche à revenir vers Dieu, le pécheur proclame parfois lui-même qu’il n’est que poussière et cendre (Gn 18, 27 ; Si 17, 32). Par cette expression, il reconnaît humblement son péché et son besoin de recevoir le secours divin. Certains n’hésitent pas à s’humilier devant Dieu de manière visible en s’asseyant sur la cendre, comme Job (Jb 42, 6) ou les habitants de Ninive (Jon 3, 6), ou encore en se couvrant la tête de cendres, comme Judith et les habitants de Béthulie (Jdt 4, 11-15 ; 9, 1). À leur suite, nous allons nous aussi marquer nos fronts de cendre pour signifier la conscience que nous avons de nos péchés ainsi que notre désir de revenir vers Dieu.
Toutefois, la cendre que nous allons recevoir ne sert pas seulement à manifester notre condition pécheresse. Elle présente également des propriétés fort utiles. Parmi vous, mes frères, certains se souviennent peut-être que l’an dernier, j’ai rendu visite à une communauté monastique en montagne et que j’en suis revenu avec un bidon de lessive de cendre. Les moines qui m’avaient accueilli m’ont expliqué qu’ils récupéraient les cendres de leur chaudière à bois et qu’ils la faisaient décanter une quinzaine de jours dans l’eau claire. Pendant ce temps, l’eau se charge de la potasse contenue dans la cendre, et il suffit ensuite de la filtrer pour obtenir une lessive tout aussi efficace que celle que l’on achète en supermarché. La cendre a donc une vertu purificatrice. En nous couvrant la tête de cendres, non seulement nous confessons nos péchés, mais nous nous lavons aussi le visage, comme Jésus nous y invitait dans l’évangile.
Ces deux aspects de confession et de purification sont intimement liés. Saint Jean écrit en effet que « si nous reconnaissons nos péchés, [Jésus] qui est fidèle et juste va jusqu’à pardonner nos péchés et nous purifier de toute injustice » (1 Jn 1, 9). Cette purification de nos fautes, le Christ l’a opérée en donnant sa vie pour nous sur la croix et en ressuscitant des morts le troisième jour. Par le bain du baptême, nous avons été lavés de nos péchés. Dans les sacrements de la réconciliation et de l’Eucharistie, nous entrons en contact de manière régulière avec le mystère pascal, et chaque fois s’y renouvelle pour nous la purification de toutes nos fautes.
Le rite de l’imposition des cendres que nous allons célébrer dans un instant est un sacramental. Comme tout sacramental, il doit nous disposer à recevoir la grâce des sacrements, dans la mesure où nous le vivons avec foi. Reconnaissons donc humblement notre condition pécheresse en recevant maintenant ces cendres sur nos fronts. Alors, le chemin de préparation à Pâques que nous commençons aujourd’hui sera pleinement fructueux. Au terme de cette sainte quarantaine, le Christ lui-même nous lavera tout entiers dans sa mort et sa résurrection. Et comme l’avait annoncé le prophète Isaïe, il mettra sur nos têtes un diadème au lieu de la cendre (Is 61, 3), le diadème de sa victoire sur le péché et sur la mort. Amen.
Homélie pour le jubilé de 60 ans de profession du père Jean-Gabriel, en la fête de l'Annonciation, 25 mars.
« Me voici, je suis venu, mon Dieu, pour faire ta volonté. » Cette parole, qui nous a été rapportée par l’épître aux Hébreux, a été prononcée il y a 2025 ans jour pour jour. C’est à cause de cette parole que l’Église tout entière est entrée depuis trois mois dans une année jubilaire. Cette parole, inaudible aux oreilles des hommes, a été prononcée dans un dialogue d’amour silencieux entre le Père et le Fils, dans les profondeurs du mystère trinitaire. Dieu voulait faire connaître aux hommes l’amour infini qu’il avait pour eux en les délivrant du péché et de la mort. « Qui enverrai-je ? se demandait-il. Qui sera notre messager ? » Et son Verbe a répondu : « Me voici, envoie-moi ! » (cf. Is 6, 8). Dans un libre élan d’amour, le Fils unique de Dieu a répondu sans hésitation au désir de son Père. Dès qu’il a eu connaissance de sa volonté, c’est-à-dire depuis toute éternité, il s’est montré totalement disponible pour l’accomplir. Dans une pleine adhésion à la volonté paternelle, il a librement accepté de venir sur la terre pour nous libérer du péché et de la mort. Il a désiré de tout son être assumer notre nature humaine pour s’offrir lui-même en remplacement des sacrifices et des offrandes de l’ancienne loi. Ce oui du Fils de Dieu à son Père n’est pas resté isolé. Il a été la source d’une multitude d’autres oui.
Pour accomplir la volonté du Père, le consentement du Fils aurait pu être largement suffisant. Pourtant, dans sa délicatesse infinie, Dieu souhaitait obtenir également le consentement de la nature humaine. C’est la raison pour laquelle il a envoyé l’ange Gabriel dans une ville de Galilée, auprès d’une jeune fille appelée Marie. À travers elle, il sollicitait de notre humanité la réponse à son dessein d’amour. Et à la demande que Dieu lui faisait par la bouche de l’ange, la jeune fille a déclaré : « Voici la servante du Seigneur ; que tout m’advienne selon ta parole. » Le « me voici » de Marie jaillit de celui de son Fils, dont il est déjà un premier fruit. Depuis le premier instant de sa conception, la fille d’Anne et Joachim est remplie de la grâce divine. Elle est habitée par la vie trinitaire. La disponibilité du Fils de Dieu à l’égard de son Père imprègne toute la personne de Marie. Et quand elle s’offre généreusement pour accomplir la volonté du Père, elle nous laisse entrevoir l’attitude du Fils qui, dès avant l’Incarnation, habite en elle par la grâce. La disponibilité de Marie découle donc de celle que le Verbe de Dieu manifeste envers son Père. Et comme des dominos qui, dans une chute en cascade, se mettent en mouvement les uns les autres, la coopération de Jésus et de Marie dans le consentement à la volonté du Père se répand par contagion dans l’Église tout entière.
« Me voici, je suis venu, mon Dieu, pour faire ta volonté. » Cette parole, qui nous a été rapportée par l’épître aux Hébreux, a été prononcée à nouveau il y a 60 ans jour pour jour. C’est à cause de cette parole que nous sommes rassemblés aujourd’hui autour de vous, Père Jean-Gabriel. Car cette parole, c’est vous qui l’avez prononcée. Lors de votre profession monastique, vous vous êtes présenté devant le Seigneur comme le jeune Samuel dans le temple de Silo, en lui disant : « Me voici ! » (1 S 3, 4). En choisissant de marcher à la suite du Christ sous la conduite de saint Benoît, vous vous êtes engagé à rester disponible chaque jour de votre vie pour accomplir la volonté de Dieu. Notre Règle cite en effet à deux reprises, dans les chapitres sur l’obéissance et sur l’humilité, cette parole de Jésus dans l’évangile de saint Jean, qui déclare : « Je ne suis pas venu pour faire ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé » (Jn 6, 38). La vocation bénédictine nous invite donc à mettre en œuvre dans toute notre vie la disponibilité du Christ à l’égard de son Père au moment où il entrait dans le monde.
Ce « me voici » que vous avez prononcé le 25 mars 1965, Père Jean-Gabriel, vous l’avez redit encore chaque jour jusque aujourd’hui. C’est devenu pour vous une seconde nature. Dès que quelqu’un vous demande pour une confession, pour un service, ou pour tout autre chose, vous savez vous rendre disponible pour accomplir la volonté de Dieu. Dans quelques instants, rempli d’action de grâce pour tout ce que le Seigneur a déjà accompli dans votre vie, vous allez prononcer une nouvelle fois devant toute la communauté ce « me voici ». Que le renouvellement de cette offrande de vous-même soit source d’immenses bénédictions pour vous et pour la communauté, et que par ricochet, il rejaillisse sur toute l’Église en suscitant une multitude de « me voici » pour la plus grande gloire de Dieu et le salut du monde. Amen.