"Le langage des anges"

La coutume veut que chaque année, dans les jours avant Noël, la communauté écoute du supérieur une homélie sur l’évangile de l’Annonciation. Nous publions ci-dessous l’homélie prononcée au chapitre le 20 décembre 2021.

« L’ange Gabriel porta l’annonce à Marie »

L’homme a appris à développer de nombreuses techniques depuis la création du monde. D’une certaine manière il a ainsi accompli le précepte divin de soumettre la terre1. La créature humaine a par exemple appris à transformer la lumière solaire en chaleur et aussi en énergie pour faire fonctionner des batteries qui se rechargent à la lumière. En revanche convertir la lumière en langage humain n’est pas encore à l’horizon des inventions humaines. Notre Père des Cieux, Lui, possède déjà cette science. En effet, puisque la langue des anges est la lumière et qu’ils communiquent entre eux par cette lumière, il fallait bien une table de conversion afin qu’une créature angélique pût dire une parole humaine à une créature humaine. Tel est bien ce que fit l’ange Gabriel à l’égard de la Vierge-Marie. C’est ainsi que Dieu a pu éclairer la scène de l’Annonciation que nous entendions dans l’évangile ce matin. Rien d’étonnant à cette merveille. Comme nous l’affirmons dans le credo, nous croyons en Dieu le Père tout-puissant, Créateur de l’univers visible et invisible. Ici bien entendu nous sommes dans l’univers invisible –rendu malgré tout visible. L’univers invisible est celui dont on suspecte le moins la réalité, l’univers qui occupe le moins notre vision humaine, mais qui occupe le plus souvent notre imagination. Nous mettons en effet facilement l’invisible en image dans notre cerveau, produisant en quelque sorte et par analogie la conversion dont je viens de parler. Pourquoi avoir créé l’invisible s’il faut un décodeur pour le contempler ? Peut-être parce que ce décodeur existe déjà, invisible lui aussi, dans les cœurs que Dieu habite. Dieu vient lui-même y décoder l’invisible pour sa créature.

Tel est bien ce qui est arrivé pour la Vierge-Marie. Le cœur tout entier de cette Vierge est habité par Dieu, habité de Dieu, décoré de Dieu, décoré par Dieu. Tout en la Vierge dit Dieu, peut-on imaginer, justement. Contemplée, cette jeune femme d’environ 16 ans –peut-être un peu moins, qui sait ?– renvoie immédiatement à Dieu. Pensée de toute éternité dans le Christ, Marie a toujours répondu à chaque invitation divine. Elle s’est montrée docile d’une docibilité jusque-là jamais rencontrée sur terre. Cette correspondance à la grâce a été rendue pour ainsi dire connaturelle en elle grâce à la préservation de la marque du péché originel. Rien en elle n’est roide ni tordu, ni faussé, ni désajusté. Dieu est donc intervenu en amont, si l’on peut dire. Il est intervenu une fois afin de réaliser cette harmonie de la grâce et la confier à celle qu’Il a pensée et créée dans le Christ avant la création du monde. C’est tout, si je puis dire. À part cela, la vie de cette jeune-fille s’est déroulée normalement. Les tentations ne lui ont pas été évitées, ni les difficultés, ni les situations angoissantes, ni rien de ce qui arrive dans la vie d’une jeune femme.

Et voici que le Père se penche vers Marie, cette Femme dont son regard ne s’est jamais détourné depuis qu’Il a pensé cette créature, c’est à dire depuis toujours. Lorsque Dieu se penche vers la terre, Il ne tombe pas, mais il arrive parfois qu’Il envoie un ange depuis le Ciel. Et c’est ce qui est arrivé pour Marie. L’ange Gabriel vient lui apporter un message de la part de Dieu. Ce message est le suivant : Dieu le Père lui demande d’être la mère de son Fils Unique qui désire assumer une humanité. Chose impensable, pensée par Dieu de toute éternité, dans le Christ. Le répertoire grégorien a mélodiquement harmonisé cette réalité dans une sublime antienne :

Magnum hereditatis mysterium : templum Dei factus est uterus nesciens virum : non est pollutus ex ea carnem assumens ; omnes gentes venient dicentes: Gloria tibi Domine.

« Immense mystère de l’hérédité » ! Mais quelle audace d’avoir écrit cela, puis de l’avoir porté dans le chant. Je ne dis pas « l’avoir mis en musique », car cette antienne n’est pas de la musique, mais de la théologie musicale. Chaque note porte un poids divin de foi impensable. Les Pères de l’Église y font écho lorsqu’ils parlent de condescendance divine. L’image qui me vient ici est celle de pesants flocons de neige qui descendent doucement, sans bruit, sans hésitation, sans mélange, sans division, glissant sur l’air pur comme frissonne un souffle sur une étendue d’eau où rien ne bouge, mais où tout change. À travers cette théologique musicale se trouve condensé précisément ce mystère d’hérédité. Le Père donne à une créature humaine de devenir la mère du Fils humainement inengendré dans l’humanité que Celui-ci assume. Une jeune femme devient Mère de Dieu, Theotokos, dira la Tradition. Quel don du Père !

Ce mystère nous révèle une autre merveille, quelque chose dont on ne pouvait pas avoir idée. Ce mystère nous révèle non seulement la condescendance de Dieu et la réalisation des promesses. Mais encore ce mystère nous révèle l’inimaginable confiance que Dieu choisit de faire à sa créature. Comment appeler cette réalité ? Comment exprimer ce fait que Dieu le Père confie à une toute jeune femme le soin de réaliser charnellement dans sa chair ce projet de l’Incarnation ? Dieu remet l’Incarnation de son Fils humainement inengendré entre les mains inexpérimentées de Marie ! Elle n’a jamais eu d’enfant, elle n’a pas cette expérience des mères qui n’en sont plus à leur premier bébé. Avez-vous remarqué que l’ange ne transmet de la part de Dieu aucune consigne sur ce sujet ? Il ne lui est pas demandé de ne boire aucune boisson fermentée, ni rien d’autre d’ordre légal. L’ange parle de l’enfant, de sa destinée, de sa mission, de son règne. Mais rien, absolument rien n’est dit de la part de Dieu concernant ce qui est attendu de la part de Marie. Il est donc implicitement affirmé que Marie saura faire ce qu’il faut. Nous découvrons ici les manières de Dieu. Nous pouvons contempler ici à quel point Dieu choisit de faire confiance à sa créature. C’est peut-être la quintessence de ce que l’on appellera plus tard la subsidiarité. Lors de l’Annonciation, le cadre a été posé grâce au dialogue initial entre l’ange et Marie, le fameux « quomodo ». Marie s’entend dire que la conception sera l’œuvre de l’Esprit Saint. La condition nécessaire a été prévue et réalisée, à savoir la préservation de la tache originelle. La mission enfin a été donnée. Marie a répondu la réponse que nous connaissons : « que tout se passe pour moi selon ta parole ». Et c’est tout.

Du côté de Marie aucune demande, aucune réclamation. Juste ce « fiat ». Sans aucun signe postérieur d’inquiétude Marie consent totalement à la responsabilité qui lui est confiée. La jeune femme ne se croit pas détentrice d’un pouvoir. Elle se sait simplement humble servante de Dieu, et elle le dit : « Ecce ancilla Domini ». La tradition nous dit que les femmes de cette époque-là espéraient secrètement devenir la mère du Messie. Rien de cela chez Marie dont les Pères nous disent qu’elle désirait au contraire demeurer vierge. Alors donc que Dieu se penche vers Marie, Marie semble répondre à cette condescendance par l’humilité ancillaire que l’on sait. À l’abaissement divin de Dieu répond l’abaissement humain de Marie. Cette jeune femme ne s’approprie pas la mission qui lui est confiée. Elle l’assume, c’est différent. Elle ne va pas exercer un pouvoir d’autorité sur Joseph, comme si elle lui était devenue supérieure par choix divin. Au contraire, Marie ne fait extérieurement aucun cas de la mission qui vient de lui être confiée et qu’elle a acceptée.

Il nous faut contempler cette manière de subsidiarité divine. Dieu n’agit pas comme le ferait une sorte de « sauveteur ». Un « sauveteur » en psychologie, c’est un être humain qui se donne la mission de sauver les autres, de sa propre initiative, de périls plus ou moins réels. Rien de semblable chez notre Père des Cieux. L’évangile nous raconte les quelques interventions de Dieu qui vont suivre le « fiat » de Marie, un peu comme si à l’abaissement de Marie, Dieu répondait par de nouveaux abaissements. Notez que ces interventions ne touchent pas directement Marie. Elles concernent Joseph qui va recevoir des songes afin de comprendre lui aussi, puis assumer, la mission qui lui est confiée. Tout cela est le développement de cette subsidiarité divine. Dieu qui a donné mission à Marie, assume la part qui Lui revient et assure que la mission soit réalisable. C’est pourquoi Dieu a envoyé un ange vers Joseph afin de rendre possible l’accueil dont celui-ci doit faire preuve. On le voit bien les interventions de Dieu se limitent au strict nécessaire, et à l’insu de Marie, laquelle n’a rien non plus demandé. S’il n’y avait à cela quelques preuves contraires, on pourrait même imaginer que Marie et Joseph eussent fort bien pu ne rien échanger entre eux de ces mystérieuses interventions divines. Grâce à la lumière divine qui habite ces deux êtres, les regards se seraient compris. Mais puisque tout cela est écrit dans les évangiles, nous savons que ces choses ont été confiées et partagées par Marie et Joseph.

À l’époque contemporaine, Joseph Ratzinger écrira :

« Le principe de subsidiarité appartient au socle fondamental de la pensée sociale chrétienne. Son énoncé est simple :  » Donner la responsabilité de ce qui peut être fait au plus petit niveau d’autorité compétent pour résoudre le problème  » » 2.

N’est-il pas merveilleux et bien cohérent que cela trouve sa source dans l’action même de Dieu ?

Dans Centesimus annus, saint Jean-Paul II a écrit de la même manière :

« Une société d’ordre supérieur ne doit pas intervenir dans la vie interne d’une société d’un ordre inférieur, en lui enlevant ses compétences, mais elle doit plutôt la soutenir en cas de nécessité et l’aider à coordonner son action avec celle des autres éléments qui composent la société, en vue du bien commun »3.

C’est très exactement ce que Dieu accomplit à l’Annonciation. La société divine, s’il est permis de la nommer ainsi et qui est exprimée par la présence de la Sainte Trinité, n’intervient pas dans la société inférieure humaine –représentée ici en les personnes de Marie et de Joseph– pour enlever des compétences à ces derniers. Au contraire, Elle les soutient et coordonne l’action qu’elle a lancée en eux, en vue du bien commun. Elle n’intervient que pour résoudre des problèmes insolubles en lien avec la mission donnée et reçue.

C’est donc un aspect important de la figure du Père qui nous est aussi révélé à l’occasion de l’Annonciation. Or c’est vers le Père qu’il nous faut aller, par le chemin qu’est Jésus, et sous la mouvance de l’Esprit Saint. Le père Luc Devillers nous le disait au cours de la retraite récente, « notre destination est le Père, par l’humanité du Fils dans l’Esprit-Saint ». Jésus vit dans le sein du Père, et c’est là qu’il veut nous conduire. Il nous demande de servir les préceptes de son Père, afin de demeurer dans sa joie de Fils. Et il ajoute cette merveilleuse invitation : « je vous ai dit cela pour que ma joie soit en vous, et que votre joie soit complète »4 Découvrir toujours davantage qui est notre Père des Cieux est donc capital pour notre vie d’union à Dieu, pour notre bonheur !

C’est ainsi que la vie de Marie prend une tournure toute nouvelle à partir de ce moment-là. C’est pourquoi il est si important de nourrir notre relation à Marie. La Trinité l’a prise sous son ombre, elle s’est trouvée mise dans une situation extraordinaire de la manière la plus naturelle qui fut aux yeux des hommes. Personne ne savait ce qui s’était passé. Et Marie n’a pas souhaité publier ces merveilles de Dieu, elle les a simplement chantées, elle en a exulté de joie et de bonheur. Quelle merveille de découvrir la confiance de Dieu pour soi ! Quelle merveille de découvrir combien Dieu est présent dans une vie au point de se remettre entièrement et de confier le gouvernail à sa chère créature. Il faut pour y croire et en vivre, laisser Dieu nous former un cœur pur, un cœur d’enfant. Un cœur qui puisse ainsi respirer « la joie, la joie des enfants de Dieu », comme l’a écrit un jour Claire de Castelbajac.

Oui vraiment, gloire à Toi, Seigneur Dieu !

1 Gn 1,28.

2 Instructio de libertate christiana et liberatione, 22 mars 1986, AAS 79 (1987) 554-599.

3 Centesimus annus, n° 48.

4 Jn 15, 11.

+ frère Laurent de Trogoff, prieur administrateur

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