Homélie pour le Vendredi Saint 2023
« Le jour du vendredi, à la troisième heure, la gloire avait été posée comme une couronne sur la tête d’Adam, et, en cette même heure, [les juifs] posèrent une couronne d’épines sur la tête du Christ… Le jour du vendredi, à la sixième heure, Eva avait donné le fruit amer à Adam ; le jour du vendredi, à la sixième heure, les chefs des prêtres juifs donnèrent à boire au Christ le mélange amer… Et du côté droit d’Adam, était sortie Eva, la mère qui enfanta la mort, et, du côté du Christ, sortit le baptême qui enfante la vie »1.
Dialogue du vieil Adam vers le Nouveau, poignante litanie douloureuse, invitation à une déchirante componction du cœur, ces lignes méditatives du 3e siècle sur la Passion de notre Seigneur Jésus-Christ, remettent sous nos yeux enlacrimés2 la vérité de notre péché et ses conséquences ! Jésus n’est pas venu mourir parmi nous parce que l’idée l’aurait séduit un instant ou bien qu’il s’ennuyât trop. Pas davantage n’a-t-il fait semblant d’être mis en croix. Jésus est venu pour nous donner le Salut éternel, nous sauver de la damnation !
« Le châtiment qui nous donne la paix a pesé sur lui : par ses blessures nous sommes guéris »3
Il faut pour le comprendre se laisser traverser par ce long récit que nous venons de chanter, et faciliter en nous, faciliter à l’Esprit Saint, le chemin qu’il désire mettre en lumière en chacun de nous pour nous y inviter. La conversion est rarement l’affaire d’une seule journée, et pour cela aussi, le Christ a délibérément mis 33 ans à nous en obtenir le chemin et la grâce, en sorte qu’il porta aussi nos lenteurs tièdes.
Regarder un être humain perclus de souffrances est tout aussi insoutenable que de contempler le Christ en Croix, dépouillé de toute ressemblance humaine. Foudroyé à la vue du tableau du Christ mort de Hans Holbein, Dostoïevski écrira : « Le tableau n’est pas beau… c’est le cadavre d’un homme qui vient de subir des souffrances infinies… si les disciples ont vu un tel cadavre (et c’est précisément ce qui a dû se passer) comment aurait-ils bien pu croire que ce cadavre ressusciterait ? »4. La perte de l’espérance augmente hyperboliquement la désolation que ressent l’homme impuissant devant la souffrance humaine. Et si la Vierge-Marie n’est pas morte au pied de la Croix c’est tout simplement parce que l’espérance lui fut donnée sans mesure. Comme signe visible d’espérance il y eut aussi, par la volonté d’un païen, cet écritoire polyglotte, toute première relique chrétienne, cloué au-dessus de la Croix de Jésus : « Jésus le roi des juifs ».
Le gouffre de souffrances que nous pouvons contempler dans la Passion de Jésus, donne voix aux paroles que ce Messie humilié n’a jamais prononcées sur ce sujet. La véritable souffrance en effet ne se raconte pas : elle rend difforme. Elle prend notre corps pour l’amener là où nous ne voudrions pas aller. Cette coupe-là Jésus a voulu la boire jusqu’au bout afin d’être toujours avec nous et même plus loin encore. Car Jésus nous apprend qu’aucune déréliction humaine ne pourra jamais nous séparer de l’amour de notre Père, cet amour qui viendra, au dernier jour, nous ressusciter.
Le jour du vendredi, à la neuvième heure, Adam était tombé des hauteurs du paradis sur la terre inférieure, et, en cette même heure, la neuvième, on descendit le Christ de la croix et on le déposa dans le limon de la terre.5
Amen
1 La Caverne des Trésors, vol. 527 / 1, Louvain, 1992 (Corpus scriptorum christianorum orientalium), chap. XLVIII.
2 De « Lacrima » en latin : larme.
3 Is 53,5.
4 Dostoïevski, cité dans Steinhardt Nicolae, Clément Olivier et Simion Michel, Journal de la félicité, Apostolia (1 janvier 2021), Paris, Accent Print, Suceava (Roumanie), 2021, p. 115.
5 La Caverne des Trésors, op. cit., 1992, chap. 48.
+ frère Laurent de Trogoff, prieur administrateur