Homélie du Jeudi Saint 2023

Il est tout à fait curieux, singulièrement étonnant, mystérieusement troublant qu’un seul évangéliste ait rapporté « l’affaire » de ce soir. Se faire laver les pieds par le Messie – tout de même ! – être touché par une main réparatrice, miraclophore, créatrice, ce n’est pas sans conséquences. Tandis que tous les apôtres assistent à la même scène, tandis que tous sont l’objet de la même sollicitude pédestre de leur Maître, tandis que Pierre lui-même s’est indigné de la situation, un seul a jugé opportun de nous rapporter quelque chose de cette scène totalement imprévue, et totalement imprévisible. Les trois synoptiques se sont plus ou moins mutuellement et discrètement copié la même cène du don du Corps et du Sang de Jésus. Paul lui-même, hébreu fils d’hébreu, si prompt à sortir du cadre, n’a pas entendu parler de cette purification-là. Un seul a choisi de ne pas copier sur ses camarades d’école afin de transmettre cette doctrine du Maître : Jean.

Là ou Matthieu, l’araméen, enchevêtre aussi harmonieusement que possible les hébraïsmes judéens de l’Ancien et du Nouveau Testament, là où Luc décrit médicinalement tout ce qu’il a pu recueillir de cœurs fort humains et de bouches parcimonieuses, là où Marc propose une lectio brevis 1 des fougueuses considérations petriques 2, Jean, lui, fait figure d’un Balaam « au regard aquilin pénétrant » 3. Il nous délivre « ce que tous ont entendu, ce qu’ils ont vu de leurs yeux, ce qu’ils ont contemplé, ce que leurs mains ont touché du Verbe de vie » 4. Jean semble en effet avoir progressivement vécu de l’intérieur, à l’école de son Maître. Tant et si bien qu’il nous invite à nous plonger dans cet intérieur qui est la vraie vie de l’homme, qui est le lieu de la vie de la grâce, la grâce de la vie intérieure, une vie de relation à la vérité dont il nous indique, comme à chaque pas, le chemin.

À l’entrée de ce tableau cénique 5, une fois la formule solennelle répétée deux fois, Jean mentionne simplement que Jésus « dépose » son vêtement. Cet imatia 6, ce vêtement, est mentionné plus de 150 fois dans l’Ancien Testament. Il est souvent l’occasion d’une déchirure comme pour signifier un scandale, une désolation accablante. Qu’un Maître tombe à genoux, tel un esclave d’alors, devant ses disciples pour leur laver les pieds, est assurément une forme de scandale qui ferait choir n’importe quel lévite. Ce vêtement, Jean nous dit que Jésus le dépose, tout simplement, comme « un pasteur dépose sa vie pour ses brebis » 7. C’est en effet le même verbe grec (tiTemi) qui est utilisé lors de la narration de l’enseignement sur le bon pasteur qui donne sa vie pour ses brebis. Jésus dépose son vêtement comme il va tout de suite après déposer sa vie, librement, libéralement, totalement, majestueusement. Et l’analogie se poursuit évidement. S’il dépose son vêtement tissé d’un seul morceau, s’il donne sa vie tissée d’un seul amour, c’est bien pour que nous soyons tous purifiés, des pieds jusqu’à la tête, même si la tête est parfois longue à guérir, vous l’aurez remarqué. Ce vêtement, Jésus le dépose sur chacun de ses prêtres comme une miséricorde et une consécration. Des prêtres auxquels il confie le soin de nourrir ses brebis de son Corps et de son Sang. C’est pourquoi nous célébrons aussi ce soir l’anniversaire de la divine institution du sacerdoce. Rendons grâce pour ce sacerdoce et prions pour nos prêtres, en particulier les prêtres diocésains qui sont si sollicités, quelques fois désolés, et parfois aussi douloureusement insultés.

En cette heure infiniment solennelle de notre salut, laissons nous regarder par le Messie, de bas en haut. Recevons son regard venant du bas nous saisir tout entier, nous purifier tout entier, comme il veut, comme il aime ! Accompagnons-le, avec l’apôtre Jean qui le suivra jusqu’au bout.

Amen

1 « Lecture brève »
2 Pierre se dit « Petrus » en latin.
3 Cf. Nb 24,15.
4 Cf. 1Jn 1,1.
5 Néologisme fabriqué sur le mot Cène.
6 Terme grec rendu par « vêtement ».
7 Jn 10,11.