Homélie pour le dimanche des Rameaux 2021

Si je me mettais à dessiner un grand chiffre 6 sur le sol en face de moi, les personnes qui me feraient face liraient irrémédiablement le chiffre 9. Ce phénomène n’aurait rien de culpabilisant. La même réalité étant pourtant désignée, chacun y verrait naturellement un 6 ou un 9 selon la position dans laquelle il se trouve. Ceci n’enlève évidemment rien à la responsabilité de chacun de se placer à un endroit ou un autre. En effet, pour essayer de comprendre ce dont parle une personne, il est conseillé de se mettre le plus possible dans les dispositions dans lesquelles cette personne se trouve. C’est une expression de la docilité.

Cette petite histoire anodine peut donner un certain éclairage au récit de la Passion selon l’évangéliste saint Marc que nous venons d’entendre. En effet, à plusieurs reprise sinon continuellement, deux manières de regarder, d’interpréter, de juger même, se côtoient jusqu’à se repousser. Le geste de la femme qui a versé un parfum précieux sur la tête de Jésus est jugé avec indignation (dit le texte) par quelques-uns : « Pourquoi gaspiller ainsi ce parfum ? » s’exclament-ils. Et comme naturellement la condamnation de l’acte amène rapidement celle de la pauvre femme. Jésus ne pourrait-il pas faire remarquer que « il y a ici plus que Salomon » et que cette femme a bien raison, elle de reconnaître et d’honorer sa propre personne ? Peut-être en effet, Jésus aurait-il pu. Mais ce n’est pas ce qu’il a fait. Au contraire, Jésus ne se soucie pas du tout de lui, mais il se place le plus près possible du point de vue de cette femme. Il regarde la beauté du geste généreux et amoureux de cette femme : « elle a fait ce qu’elle pouvait » ! Cette attitude porte un nom : il s’agit de la bienveillance. Et Jésus ne s’arrête pas là, il annonce que son geste est non seulement bienvenu, mais qu’il est encore prophétique ! Plus encore, Jésus annonce ouvertement qu’il va recevoir une sépulture très prochainement. De ces quelques éléments nous pouvons comprendre que Jésus voit parfaitement et exactement et dans le moindre détail, tout ce qui va advenir.


Aussitôt après, deux scènes se déroulent en parallèle. Tandis que le mécanisme des trahisons se met en place, les disciples s’enquièrent de savoir où Jésus veut célébrer la Pâque. Là encore nous découvrons très concrètement que Jésus voit l’avenir très proche avec tellement de précision qu’il peut désigner à ses apôtres un homme portant une cruche. Et le texte dit que les disciples « trouvèrent tout conforme aux indications de Jésus ». Autrement dit Jésus n’ignore absolument rien de ce qui va advenir. Y compris les trahisons qui se fomentent déjà. Là encore, devant ce spectacle dont lui seul a parfaite connaissance, Jésus veut célébrer avec ses disciples la Pâque, ce moment de convivialité si puissant chez les hébreux où la mémoire de la sortie d’Égypte est revivifiée. Et alors qu’il va être livré, abandonné, Jésus se donne sans limite au cours de ce repas comme l’Agneau véritable, l’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde entier : présent passé et à venir. Nous venons de passer de la bienveillance à la charité, la vraie, la seule. Tandis qu’on le traque et le rejette, Jésus reste dans le don de lui-même, le regard fixé vers le but qui lui a été confié par son Père. Cet ultime repas est justement encadré par les deux trahisons. La seconde est celle de Pierre qui va se rebeller contre l’affirmation de Jésus de sa prochaine trahison. Et Jésus ne gronde ni Pierre ni les autres disciples ! Jésus se contente de constater qu’ils ne feront pas face à la peur et qu’ils l’abandonneront tous. Pourtant, là encore, Jésus voit plus loin : « mais après ma résurrection – leur dit-il –, je vous précéderai en Galilée ».


Une troisième phase va nous faire découvrir Jésus face à la perspective de la mort violente et inhumaine qui se profile. Arrivé au lieu dit Gethsémani, Jésus déclare à ses apôtres : « mon âme est triste à en mourir ». Le combat du Christ devient tout à fin singulier. Il s’agit pour lui non seulement de ne pas se dérober à la crucifixion que l’humanité entière attend, mais il s’agit encore plus subtilement de ne pas mourir de peur, avant l’heure du supplice. Jésus va devoir tenir le coup jusqu’à la fin. Il va devoir se battre pour que son corps ne l’abandonne pas avant l’heure de la rédemption définitive qu’il veut cruciale. Le fait qu’il sache qu’il va ressuscité n’y change rien. Tout sa nature humaine refuse en lui le passage par les souffrances terribles qui l’attendent. À ce moment plus aucun argument humain ne peut justifier un tel sacrifice. Jésus ne peut plus s’appuyer que sur l’amour de son Père, cet amour qui le soutient, qui l’anime, qui le fait aller au-delà de ce qu’un être humain devrait pouvoir souffrir.

Ainsi, ces heures si longues de sa Passion rédemptrice nous apparaissent non point seulement comme une terrible injustice à l’égard de l’Innocent. Nous découvrons, peut-être avec stupeur, que Jésus lui-même doit se faire une extrême violence pour ne pas reculer, tant le terrorisent les douleurs atroces qui l’attendent. Rien ne peut justifier ce dépassement. Une seule réalité peut, en revanche, l’expliquer : l’Amour de Dieu pour ses créatures.


Que cette semaine soit pour nous l’occasion de méditer assidûment sur cette divine bienveillance qui caractérise notre Dieu. Il est allé chercher la mort la plus infamante pour que nous ne puissions jamais plus douter de la puissance de sa tendresse, de sa bienveillance, de son amour à l’égard de chacun d’entre nous.


Amen

+ frère Laurent de Trogoff, prieur administrateur

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