Homélie du 2 juin 2022, pour les obsèques du père Yves-Marie François

« Je suis une petite chose ». Ainsi s’est présenté notre frère Yves-Marie voici quelques mois, à une personne de confiance avec laquelle il s’entretenait. Dimanche dernier alors que la messe venait de commencer à l’abbaye, le Seigneur est venu chercher « sa petite chose » sur les coups de dix heure un quart. La communauté entamait alors la 7e strophe du long psaume 118 : « Souviens-toi de ta parole à ton serviteur, celle dont tu fis mon espoir ». Aux côtés du frère Yves-Marie, à l’hôpital, un frère lisait à voix haute le psautier au psaume 4e : « Dans la paix moi aussi, je me couche et je dors, car tu me donnes d’habiter, Seigneur, seul, dans la confiance ». Pris entre ces deux paroles comme par une main aux doigts de velours, le Seigneur est venu délicatement, mais comme il l’avait prédit : c’est à dire comme un voleur1.

Les improbables calculs de la divine Providence avaient conduits notre frère vers une chambre d’hôpital donnant sur un lac artificiel –l’étang au Duc– dont le scintillement de l’eau tièdement caressée par les rayons d’un soleil breton l’ensouriait et le charmait doucement. Le frère Yves-Marie avait en effet une inclination délicieuse et naturelle à s’émerveiller : une fleur ou un papillon pouvait éclairer son visage d’un doux et large sourire d’enfant, tellement confiant dans la bonté de Dieu, et lui donner du grain à moudre pour son action de grâce après la messe.

Notre petite chose n’était pas un tiède disciple du Verbe. Pour introït de la messe de son ordination sacerdotale, frère Yves-Marie avait choisi la paulienne affirmation d’une foi sans détour : « Je sais en qui j’ai mis ma foi ». Il l’aurait volontiers chanté mais sans jamais s’imposer, comme un serviteur bon couvert d’un voile d’humilité dont sa timidité nouait les deux côtés avec simplicité. Passionné de langues, notre frère aimait volontiers à communiquer. Latin, grec, hébreu, syriaque, breton, espéranto, polonais, allemand, italien, espagnol, et même un peu d’arabe et de chinois, toutes langues au diapason desquelles il avait su se remettre un jour ou l’autre. Sans oublier le langage informatique bien sûr. Cette glossophilie enluminait d’une joie sereine ce moine droit et obéissant. Une obéissance ferme sur ses deux jambes, naturelles et surnaturelles, parfois même jusqu’aux larmes.
Musique et chant avaient sans doute ses préférences pour exprimer ce qui dans son âme contemplative ne parvenait pas à transmettre l’inexprimable. De quoi le préparer à prendre part aux mélodies sempiternelles dans la ronde des anges. « Mais au fait pourquoi ne pas écrire cette beauté ? » se demanda-t-il un jour. Et qui sait si à l’heure qu’il est, ne lui a pas été déjà confié par l’ange préposé quelque parchemin subtile pour calligraphier d’or et d’argent l’Alpha et l’Oméga dans les ateliers célestes du bon Dieu !

Depuis quelques années, son l’insatiable appétit de vivre était devenu un combat autant qu’une vocation. La bagarre était rude et la ténacité dont il faisait preuve semblait naturelle, comme inscrite en lui, et nous émerveillait tous. Un peu comme ses bains d’eau de mer qui recevaient toujours la même sentence : « Elle est excellente ! ». Notre frère était très discret sur sa santé, car il ne voulait pas encombrer ses frères ni ses amis : ce qu’il y avait à vivre dans une relation était trop important à ses yeux. À une amie qui s’enquérait discrètement de ses soucis de santé il avait dit un jour en fronçant ses gros sourcils d’un air pourtant rieur : « vous, vous êtes une très bonne amie ; alors je ne vous parlerai jamais de cela », précepte qu’il achevait de dire en riant tout seul. Et lorsque le frère Yves-Marie avait dit « non », chacun comprenait qu’il ne fallait pas y revenir.

Le frère Yves-Marie souffrait aussi secrètement d’une autre peine : la désunion. Dès le noviciat où quelques incompréhensions pouvaient surgir et parfois se durcir un peu, ce frère si sensible ressentait un douloureux saignement à l’âme. Alors il allait épancher son cœur chez son père Maître. Il ne se repliait pas sur lui-même, mais au contraire apprenait déjà à désirer plus ardemment la vie éternelle2. C’était sa manière de vivre avec le plus grand sérieux l’aspiration christique à l’unité « ut unum sint » (qu’ils soient un) que la voix de Jésus faisait tout à l’heure retentir dans l’évangile comme un ultime commandement à ses disciples impavides.

Tout cela faisait que beaucoup aimaient aller le voir et lui parler ou se confier, parmi nos visiteurs et aussi parmi les frères. Il avait cette délicatesse des humbles de ne pas compter son temps, mais plutôt de mettre son cœur et son intelligence à l’arranger pour le meilleur service de tous, avec la complicité de son ange gardien ; à moins que ce ne fut aussi celle de l’ange saint Michel qu’il priait régulièrement les 29 de chaque mois. Qui sait si l’archange touché par cette dévotion tout autant que fidèle à ses promesses, n’a pas justement réclamé le corps de son protégé un 29, avec la même détermination qu’il mit à disputer celui de Moïse à l’ennemi de l’humanité3, comme le narre la minuscule épître de saint Jude ?

Que la Vierge-Marie qu’il priait d’un cœur filial, conduise son fils prêtre vers le chemin de la béatitude de Notre Père d’où notre très aimé frère nous enverra sûrement quelques pétales, « si Dieu veut ».
Amen

+ frère Laurent de Trogoff, prieur administrateur

Catégories : Homélies