Homélie pour la solennité de la Sainte-Anne, 26 juillet 2023
Le protévangile de Jacques1, qui évoque les figures d’Anne et de Joachim, rapporte que Joachim n’eut pas le droit de déposer ses offrandes au Temple pour la raison qu’il n’avait pas de descendance, sa femme Anne étant stérile. Très fâché de cela, il décida d’aller consulter des archives pour voir si par hasard il était bien le seul à n’avoir pas engendré en Israël. Et il quitta son épouse pour un long temps sans lui en avoir donné le motif. Anne se trouva donc devant deux épreuves : celle de la stérilité et celle d’un quasi veuvage. Elle refusera toute consolation et dira : « le Seigneur m’a accablée d’humiliations ».
Cette petite histoire, qu’elle soit vraie ou pas tout à fait vraie, donne à réfléchir : le Seigneur est-il réellement responsable des malheurs d’Anne ? Lorsque j’étais enfant il m’a été dit parfois : « si tu n’es pas sage, tu seras puni ». Et de fait si j’étais puni, c’est que je n’avais pas été sage. Si cette sorte de binôme (bien = récompense, mal = punition) ne connaît pas de maturation, alors il continue d’accompagner le jeune adulte puis l’adulte plus âgé, y compris dans sa relation à Dieu. Et parfois l’adulte n’a pas l’idée de vérifier si ce type de contrat est bien valide dans son rapport avec Dieu. Ce qui était pratiqué dans l’enfance vaut-il toujours plus tard et sous le même rapport ?
Avec à peu près tout l’Ancien Testament, Anne considère ce qui lui arrive comme venant de la Main de Dieu : le bien comme le mal. On retrouve par exemple cette idée dans la célèbre formule de Job soudain dépossédé de toute sa famille et de tous ses biens puis même de sa santé : « Si nous acceptons le bien comme un don de Dieu, comment ne pas accepter de même le malheur »2. En langage moderne l’état de déréliction de Job amènerait des réactions dont la formulation pourrait être : « ce n’est pas juste », « qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour mériter cela ? », ou encore « je n’ai jamais fait de mal à personne pour mériter ça ». Telle semble être la plainte d’Anne.
De quel sorte de Dieu nous parle cette formulation ? N’est-ce pas comme si la créature croyait avoir passé avec Dieu une sorte de contrat tacite d’une justice rétributive, dans laquelle Dieu devrait agir de telle manière puisque j’ai agi « comme il faut », « j’ai prié comme il faut », « j’ai tout fait comme il faut, donc Dieu doit » ? Et s’il ne le fait pas, « ce ne serait pas juste » ? C’est tout le thème du livre de Job qui est ici ramassé en ces quelques questions. Les drames qui s’enchaînent dans la vie de Job sont expliqués par ses fameux amis comme la preuve qu’il a nécessairement mal agi et qu’il est donc puni. Et tel n’est pourtant pas le dénuement qu’offre le livre de Job. Un tel discours évacue en effet presque totalement la responsabilité de l’être humain, qui tellement « soumis » à ce dieu-là, subit une sorte de vengeance. Mais ce contrat-là, Dieu l’a-t-il vraiment signé ? La vie et l’être humain n’ont-ils pas leurs propres règles et défaillances ? Les humains n’ont-ils pas la capacité de s’abîmer tout seuls, et de chercher un coupable au mal qui leur arrive ? Ces questions sont bien difficiles, assurément. Sans compter que le prince du mal, Satan, n’est pas non plus innocent dans tout cela.
À partir du Nouveau Testament, Jésus offre une réponse. À la question des apôtres considérant l’aveugle de naissance en Jean 9, qui demandent : « est-ce lui ou ses parents qui ont péché », Jésus répond : « ni lui ni ses parents » ! Jésus ne désigne pas de coupable, il ne dit pas « oui, ce n’est pas juste ». Il propose un autre point de vue. Il ajoute en effet « c’est pour que les œuvres de Dieu se manifestent en lui ». Quelle audace, quel mystère !
Revenons à Sainte Anne. Dieu la regarde mais ne la juge pas, ne se met pas en colère ni ne se moque de la souffrance d’Anne et de son désarroi. Devant la plainte d’Anne il ouvre son divin Cœur et laisse sa miséricorde se répandre sur la stérilité d’Anne. Devant nos pourquoi (why, warum), Dieu répond par des « pour quoi » (« what for » « wozu »). Mystérieusement l’épreuve d’Anne en sa stérilité, préparait une histoire et quelle histoire ! Une Fleur et quelle Fleur, un Lys, une Étoile de la mer, l’Aurore des temps modernes. Si bien qu’à la fin de sa vie elle se sera finalement peut-être demandé : « Mais qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour qu’il me comble à ce point de ses grâces ? »3.
Anne a reçu la grâce de voir le fruit de son épreuve, une épreuve naturelle, une épreuve comme il en arrive tous les jours. Elle est donc un signe pour nous qui ne voyons souvent pas le fruit de nos épreuves, ni leur sens, ici bas. Du fait de ses épreuves elle est très proche de nous ; et le dénouement de celles-ci nous fait entrevoir un sens à nos propres épreuves, un sens qui le plus souvent nous échappe, mais qui existe bien. Confions donc toutes nos épreuves et tous nos contrats, tacites ou pas, à cette grande Dame : elle saura nous faire écouter une autre mélodie mystérieusement, et entrevoir un autre sens à tous nos drames, sens qui ne se découvrira pleinement à nos yeux qu’en la Vie qui ne finit pas.
Amen
1 Protévangile de Jacques, 1 & 2.
2 Job 2,10.
3 Parole de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus de la sainte Face.
+ frère Laurent de Trogoff, prieur administrateur