Homélie pour la messe de la Nuit de Noël, 24/12/2022
Notre monde ultra matérialisé, aux vues idéologiquement horizontales, peut-il encore discerner « Noël », au milieu de toutes ces provocations publicitaires à consommer de tout, en tout genre, avec pour seule limite les capacités pécuniaires de chacun ? Au IVe siècle, les Saturnales étaient une grande fête d’origine agricole, célébrée en l’honneur de Sol Invictus (« le Soleil invaincu »). Elle durait sept jours entiers, du 17 au 24 décembre, c’est-à-dire autour du solstice d’hiver. Sept jours d’ivresse, de festins, où tout le monde s’offrait des cadeaux, sans distinctions sociales, et décorait sa maison avec des végétaux qui restent verts toute l’année tels le pin, [et] le chêne vert1. On peut se demander de nos jours si la modernité ne nous a pas fait retourner aux dernières heures de l’effondrement de ces empires, à la vitesse de la lumière… Mais de quelle lumière ? Les premières heures du haut moyen-âge en furent singulièrement enténébrées.
Et justement, à l’heure de la dématérialisation pour des enjeux écologiques, en cette nuit de la Nativité les bergers sont rois. Il ne fait aucun doute que ces pauvres ne risquaient pas de polluer l’atmosphère en exploitant démesurément leur pauvreté parcimonieuse. Les voici les vrais adorateurs que les anges sont allés trouver pour les conduire vers une autre pauvreté tout irradiante de vérité, de bonheur et de simplicité, une pauvreté plus enrichissante qu’aucun trésor terrestre. Car Dieu qui vient prendre notre humanité vient pour cela : s’enfouir là où personne ne viendra le chercher mais où tous pourront s’enrichir de ses dons. Et le prophète Isaïe de s’écrier : « Vere tu es Deus absconditus, Deux Israël salvator »2. Oui vraiment tu es un Dieu qui se cache, toi le Sauveur d’Israël ! Qui se cache dès le principe de son apparition sur cette terre en ce sanctuaire grotesque qu’il pensa dès avant la création du monde. Et c’est vers cette grotte que les anges orientent nos pauvres bergers :
« Debout levez-vous, vous qui dans le temps fûtes humiliés. Vous qui fûtes en silence parlez, car votre bouche fut ouverte. Vous qui fûtes dédaignés, car votre justice fut exhaussée »3.
Et tout cela est voulu et prémédité. Depuis le commencement du monde tout cela fut prévu, discerné, voulu par Dieu. Dès le commencement Dieu fit la pauvreté toute pauvre, toute petite, toute insignifiante, toute prête à se faufiler là où Dieu viendrait un jour se cacher pour échapper aux regards matérialisés d’hommes satisfaits d’une vie sans but balisée de structures rectilignes qui ne savent les mener qu’à des agenda gorgés de distractions. À l’image du riche qui ne parvenait pas même à distinguer le pauvre Lazare planté devant sa porte qui ne reçut d’embrassades que celles de langues canines sur ses plaies.
À ces pauvres bergers qui ne savent pas faire semblant, qui ne savent pas même sauver les apparences – que pourraient-ils bien sauver : ils n’ont rien ! – à ces pauvres-là Dieu réserve la contemplation de son visage d’enfant nouveau-né tout chaud, bercé dans les bras d’une toute jeune maman dont le cœur bat à l’unisson de son nourrisson.
Et nous devant ce spectacle ! Ne soyons pas jaloux de ces pauvres car ils ne sont pas comme nous : ils n’ont pas peur de nous. Allons plutôt à leur suite, épousons leur agilité nocturne et laissons-les nous conduire auprès de ce petit enfant venu exprès pour nous sauver et nous donner accès à la filiation divine.
« Sa grandeur, sa douceur l’apetissa. Il fut comme moi pour que je le reçoive ; en semblance, il fut compté comme moi, pour que je le [re]vête »4.
Joyeux Noël, frères et sœurs, très joyeux Noël !
Amen
1 https://www.futura-sciences.com/sciences/questions-reponses/histoire-origines-noel-solstice-hiver-7151/.
2 Is 45, 15.
3 Bovon François, Geoltrain Pierre et Voicu Sever J., Écrits apocryphes chrétiens, Paris, Gallimard, 1997 (Bibliothèque de la Pléiade 442), Odes de Salomon n°8, 3-5.
4 Ibid, Odes de Salomon n°7, 4.
+ frère Laurent de Trogoff, prieur administrateur