Homélie pour le 22edimanche ordinaire
Abbaye Sainte-Marie de Boulaur, 31 août 2025
Version audio :
La chétive pécore s’enfla si bien qu’elle creva1.
Il n’est pas certain que monsieur de La Fontaine ait pris son inspiration dans l’évangile de ce jour lorsqu’il écrivit « La grenouille qui se veut faire aussi grosse que le bœuf ». C’est plutôt chez Ésope que l’écrivain fabuliste s’est alimenté. Pourtant l’histoire du pauvre amphibien pourrait bien, elle aussi, nous éclater au visage ! Car l’intérêt n’est pas petit de mesurer avec une justesse bien réelle la conséquence qu’il peut y avoir à se surestimer. Au reste la morale de cette fable devrait achever de convaincre le pharisien qui sommeille en chacun de nous :
Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages :
Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,
Tout petit prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut avoir des pages2.
Mais Jésus n’est pas poète et son propos va bien au-delà. Contrairement à ce que nous pensons souvent Jésus ne cherche pas ici à humilier son auditoire. Je pense même qu’il a de l’estime pour ces hommes, ces pharisiens, qui connaissent les Écritures avec une grande profondeur. L’humilité dont Jésus nous parle est une réalité bien singulière. Il convient d’y réfléchir un instant. Il n’y a aucune humilité à se croire petit lorsqu’on l’est réellement, et se surestimer n’est alors pas plus qu’une erreur de jugement, sinon un signe sans équivoque d’absence de jugement. Si nous ouvrons la fameuse Imitation de Jésus-Christ, nous lisons aux livres II et III à peu près ceci3 : Être humble, c’est ne pas s’estimer plus qu’on est ; c’est se considérer dans sa bassesse ; s’humilier pour des défauts ; c’est avoir la conviction d’être le plus petit de tous (II, 2 ; III, 8). Mais si la vertu d’humilité se résumait toute dans ce que nous venons d’en dire – précise le cardinal Raniero Cantalamessa dans un livre qu’il commit quelques années avant d’être empourpré – ce serait alors la seule vertu qui ne se trouve pas en Dieu ; Dieu ne peut avoir de lui-même des sentiments de bassesse ni parler de lui sur ce ton !4 » La véritable humilité, celle dont nous parle aujourd’hui Jésus dans l’évangile, ne consiste pas à être petit, mais à se faire petit. Et pour se faire petit, frères et sœurs, il faut d’abord connaître et reconnaître ce que l’on est objectivement. Ainsi l’humilité est absolument indissociable de la vérité. Il est donc impossible d’être véritablement humble sans se connaître soi-même en vérité. C’est pourquoi cette « vertu » s’accomplit pleinement et de façon complète, uniquement en Dieu. Dieu seul se connaît absolument. Et Dieu sait qu’il n’existe rien au dessus de lui-même. Aussi lorsque Dieu veut poser un acte en dehors de lui-même Il ne peut faire autrement que descendre. Telle est l’humilité.
Ainsi lorsqu’il invite son auditoire à s’installer à la dernière place, Jésus invite l’homme à prendre la place que Lui-même Jésus prend ! Cette parabole nous parle de Jésus qui l’accomplit à la perfection, non seulement dans son Incarnation mais comme si cela ne suffisait pas, jusque dans sa Passion rédemptrice. L’acte d’humilité auquel Jésus nous invite et nous presse, est donc un acte divin qui nous fait ressembler toujours d’avantage à Dieu lorsque nous consentons à le poser.
Dans la deuxième partie de l’évangile, Jésus nous apprend encore quelque chose de plus extraordinaire. À travers ses paroles nous comprenons aussitôt qu’il nous demande de ne pas nous servir des autres, ni calculer les choses selon notre intérêt. Inviter pour être inviter, honorer en espérant un « retour d’ascenseur », cela, il le condamne. Le regard qu’il dit nous inviter à poser est celui d’une récompense. J’ignore si vous avez déjà invité des aveugles et des boiteux à votre table lorsque vous projetiez de faire un banquet, par exemple un repas de noces ou bien à une profession solennelle et si vous avez alors pensez à une récompense céleste. Ce n’est pas m’aventurer beaucoup que de présumer que vous ne l’avez pas fait ni même envisagé. Il n’est pas sûr non plus que ce soit ce que Jésus attende de nous. Car Jésus est lucide et il sait bien que si notre salut tenait à une pareille action, son Ciel risquerait d’être presque aussi peu peuplé de créatures humaines que la lune l’est de grenouilles. Cet angle de vue basé sur la récompense cache en vérité quelque chose d’absolument bouleversant. Et lorsqu’un trésor est caché, il faut creuser.
Qui sont ces pauvres, ces aveugles, ces boiteux, ces estropiés ? Qui sont ces êtres qui n’ont rien à rendre, rien à donner en échange de cette invitation au banquet de noce de l’Agneau ? Qui, sinon nous, frères et sœurs, en vérité ? Et lorsque Jésus dit « heureux seras-tu », de qui parle-t-il sinon de Lui-même ? Oui, Jésus nous parle ici de sa joie, de son bonheur, de sa béatitude éternelle de nous avoir tous invités, boiteux, estropiés, aveugles et pauvres que nous sommes, à sa table ! Quelle merveille ! Mais Jésus aussi se désole dans cette parabole de tous ceux qui chercheront à prendre les premières places, car ces places sont déjà réservées par son Père, comme il le dira lui-même.
Ainsi à travers ces deux enseignements, Jésus nous invite à l’humilité et à la joie divines ! En nous invitant à agir comme il le dit, Jésus veut que dès ici-bas, nous partagions sa joie. Il désire que nous ayons un avant goût de sa joie divine dès ici bas, en imitant nous aussi son action. Pouvons-nous refuser à Jésus son invitation à avoir l’humilité de goûter sa joie dès ici-bas ?
1) La Fontaine Jean de,Fables, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), 2021, Livre I, Fable 3.
2) Ibid.
3) Cf. L’imitation de Jésus Christ, trad. par La Mennais Félicité de et Mercier Marie, Paris, Éditions Emmanuel, (coll. « Intemporels ») 2018, II, 2 et III, 8.
4) Cantalamessa Raniero , L’imitation de Jésus Christ, trad. par La Mennais Félicité de et Mercier Marie, Paris, Éditions Emmanuel, (coll. « Intemporels ») 2018, II, 2 et III, 8.
0 commentaire