Homélie pour le dimanche 23 février, 7e dimanche du temps ordinaire

Dans le sermon sur la montagne, Jésus a donné la règle de la perfection selon l’Évangile : « Si votre justice ne dépasse pas celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux ». Jésus montre cette supériorité de la justice nouvelle sur l’ancienne par six antithèses. Nous venons d’entendre les deux dernières : l’une est plutôt négative, c’est la non-violence ; l’autre positive, aimer tous les hommes même ses ennemis, en imitant l’amour du Père.

Vous avez appris qu’il a été dit : Œil pour œil, dent pour dent. Eh bien moi, je vous dis de ne pas riposter au méchant .

La loi du talion était une justice qui proportionnait strictement le châtiment à l’offense ou au dommage subis : la sanction ne devait pas excéder la faute. C’était un progrès pour limiter la sauvagerie de la vengeance. L’accent était mis non sur l’esprit de représailles, mais sur l’équité de la réparation : pour un tort d’une dent, vous n’aurez pas le droit de réclamer plus que la valeur d’une dent. Nous dirions aujourd’hui : « poulet rendu pour poulet écrasé », ou « pare-chocs payé pour pare-chocs abîmé ». Ce n’était pas si bête. Mais du coup, le commandement de Jésus prend une force paradoxale. Quoi ! des compensations rigoureusement calculées ne sont pas le dernier mot de la justice ? Quelle est cette autre « justice » qui doit « déborder » ? Les bons comptes font peut-être les bons amis, parce qu’ils peuvent être apurés, clos, et l’affaire est classée. Selon Jésus, jamais rien n’est clos ni classé entre des frères. Il s’agit plutôt de refuser dès le départ jusqu’à la notion de comptes.

Moi, je vous dis de ne pas tenir tête au méchant .

Cette thèse reçoit trois illustrations. Jésus invite à tendre l’autre joue, donc à laisser tomber son droit à une compensation prévue ; en effet, pour les rabbins donner une gifle sur la joue droite – donc donnée avec le revers de la main droite – était considéré comme doublement injurieux et donnait droit à une double indemnisation. Le deuxième exemple est aussi tiré du domaine du droit : dans un procès, la tunique, vêtement du dessous, peut être prise en gage, mais il faut laisser au pauvre son manteau pour se protéger du froid de la nuit. Jésus, lui, demande de tout donner, tout ce qu’on a pour se couvrir. Même surabondance de générosité dans le troisième cas qui envisage un service exigé par la contrainte, réquisition publique ou travail forcé. Ces mots hyperboliques de Jésus ne sont pas à prendre au pied de la lettre, mais les cas qu’il vise sont bien réels, fréquents, inéluctables. S’il ne nous arrive pas d’être giflés, quelqu’un peut nous jeter à la figure une remarque acerbe ; on ne nous convoque pas devant le juge, mais on prend, sans autre forme de procès, quelque objet dont nous avions besoin… La consigne est nette. Le renoncement à ses droits et les gestes à poser de totale bienveillance envers le prochain sont à comprendre comme des expressions d’un amour authentique.

Jésus ne propose pas ces maximes pour gouverner le monde : il ne veut pas réformer le code civil ou criminel fondé sur le talion. Mais en invitant ses disciples, par leur conduite, à établir des relations où l’amour est ce qui prime, il détruit la spirale de la violence. Gandhi ne disait-il pas : « Œil pour œil… alors, tout le monde deviendrait aveugle ? » Et le Mahatma affirmait : « Si ton amour pour ton ennemi ne fond pas sa haine envers toi, ton amour n’est pas assez fort ». Une attitude de non-violence et de bienveillance peut donner une chance de désamorcer l’hostilité de l’agresseur, rompre l’engrenage infernal des luttes raciales, nationales ou sociales. Est-ce naïf et utopique, en notre monde où le plus fort sait rendre les coups, et où l’on parle pudiquement de « rapport de forces » ? L’auteur de L’avenir est à la tendresse, Stan Rougier, cite un cas de révolte en Amérique du Sud où fut évitée l’effusion de sang, car les chrétiens avaient inscrit sur leur porte : « Ici on partage ». La violence était désarmée. Dans la lutte contre les injustices nombreuses de ce monde, le conseil de saint Paul demeure : « Ne te laisse pas vaincre par le mal ». À l’endroit même où un chrétien commence à refuser obstinément la haine, un nouveau monde naît.

Vous avez appris qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Eh bien moi, je vous dis: Aimez vos ennemis, et priez pour ceux qui vous persécutent.

C’est exigeant. Ce qui est purement naturel, c’est d’aimer qui vous aime, saluer qui vous salue. L’amour et le respect mutuels des publicains et des païens sont bons mais limités à un cercle fermé. Les juifs avaient aussi une morale bornée. Certes, « tu haïras ton ennemi » ne se trouve pas dans la Bible, mais elle exprime l’esprit de certains juifs pour qui elle signifiait : « tu n’auras pas à aimer ceux qui te sont étrangers » ; ton prochain à aimer c’est ton frère de race et de religion. Cette morale fermée, statique, close sur une réciprocité naturelle, Jésus l’ouvre et en fait une morale essentiel-lement dynamique et universelle : le véritable amour est sans frontière en étendue, sans limite en perfection, parce qu’il a la profondeur même de l’amour du Père. 

« Aimez…afin de devenir, être vraiment les fils de votre Père céleste qui fait lever son soleil sur les méchants et les bons, pleuvoir sur les justes et les injustes ». Les fils doivent ressembler au Père, imiter sa bonté, aimer tous les hommes comme Dieu lui-même les aime, c’est à dire leur montrer bien-veillance et bien-faisance. Prier pour eux, les bénir, leur souhaiter la paix et la plénitude du bonheur, car tel est le sens du salut hébreu : Shalom ! Aimer se traduit par des actes et n’est pas une affaire d’émotion ou de sentiments. L’impératif d’aimer s’adresse à la volonté. Aimer ne se réduit donc pas aux passions qui sont plus ou moins incontrôlables. C’est un choix, une décision. Mais souvent on constate un décalage entre ce que nous ressentons et notre décision. Le ressenti-ment (en deux mots). Quel est le plus vrai en moi ? Pour éviter la dualité, demandons à l’Esprit, à qui rien n’est impossible, d’unifier notre cœur. En fait, la caractéristique de l’amour que demande Jésus, c’est d’être inconditionnel : il peut s’adresser au prochain comme à l’ennemi, s’exercer dans des conditions favorables comme dans des contrariétés. L’Esprit pourra former un amour tel que Jésus le désire et qu’il a lui-même montré pour tous quand il priait pour ceux qui le crucifiaient, nous faisant entrevoir celui qui est dans le cœur de son Père et notre Père.

« Aimez, vous serez fils » : cela me jette dans une méditation pleine d’émerveillement. Et, s’il est vrai qu’il dépend en partie de nous de devenir de plus en plus fils, n’en faut-il pas conclure qu’il dépend de nous, dans la même mesure, de rendre Dieu de plus en plus Père ? Quelle perspective ! « Vous serez donc, quant à vous, parfaits comme votre Père céleste est parfait ». La perfection chrétienne est une éthique du devenir. C’est progressivement que nous imitons la perfection du Père et que nous devenons véritablement ses fils dans notre façon d’être et d’agir. L’homme est par-fait quand il est par-achevé, accompli, arrivé au terme de sa formation ; devenir un homme fait, un adulte, est le processus biologique naturel ; et c’est aussi le but auquel il doit tendre dans sa vie spirituelle. Jésus lui-même, d’après la Lettre aux Hébreux, a dû passer par la croix pour devenir le prêtre parfait. Et nous cherchons à imiter Jésus-Christ qui nous a aimés et s’est livré pour nous. Le disciple devient parfait dans sa relation filiale au Père. Mais le qualificatif de parfait ne peut être appliqué à Dieu au sens d’achevé après une initiation ; ou bien s’il signifie l’absolu sans tache ni manque cet attribut métaphysique n’est pas un idéal pour les hommes. Pour Luc, il s’agit de devenir miséricordieux comme le Père compatissant. Le texte de Mathieu s’explique par la réminiscence du Lévitique : « Vous serez saints parce que je suis saint, moi le Seigneur votre Dieu ». La tradition juive a franchi le saut entre « parce que Dieu… » et « comme Dieu ». L’imitation est devenue un des thèmes de sa spiritualité. L’imitation est un des instincts enraciné en l’homme. Celui qui possède un art ou un métier, dit à celui qu’il veut former : « Regarde et fais comme moi ». C’est ainsi que Jésus dit à ses disciples : « Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés ». « Voici mon commandement : que vous vous aimiez les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn 15, 9.12). Il ne s’agit pas d’une convention, d’une contagion quelconque, mais d’une imitation bien pratique. Après le lavement des pieds, il explique : « Je vous ai donné un exemple pour que, comme j’ai fait pour vous, vous aussi vous fassiez » (Jn 13, 15). Ces paroles de Jésus doivent raviver en nous le désir, pas tellement naturel, d’être comme le Père. Tel Père, tel fils. La relation confiante d’enfant à Père donne la possibilité d’aimer comme Dieu, d’aimer tout homme à l’infini, avec le cœur de Dieu.

fr. Jean-Gabriel +

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