Homélie pour le 50e anniversaire de la Dédicace de l'église abbatiale

Les semaines dernières, nous entendions à la messe les textes du livre d’Esdras et de Néhémie qui nous rapportaient les paroles du Seigneur transmises par les prophètes Aggée et Zacharie : « Allez dans la montagne, rapportez du bois pour rebâtir la maison de Dieu. Je prendrai plaisir à y demeurer, et j’y serai glorifié – déclare le Seigneur » (Ag 1, 8). Il s’agissait de reconstruire le Temple de Jérusalem après l’Exil à Babylone. Les rois de Perse Cyrus et Darius eux-mêmes en avaient pris l’initiative et parlaient clairement de « la Maison du Seigneur ».

            Dans un monastère, l’église est au centre des bâtiments conventuels. Il en bien ainsi dans les premiers monastères construits par saint Benoît ; dans les Dialogues de saint Grégoire le Grand, on le voit donner en songe au prieur les plans d’une fondation nouvelle : « Allez, et je viendrai vous montrer où vous devez bâtir l’oratoire, le réfectoire des frères, l’hôtellerie et tout le nécessaire » (ch. 23).

            L’oratoire est le premier nommé ; dans les premières fondations de saint Benoît, il ne s’agissait pas encore d’une église. Il est rare que l’on commence la construction d’un monastère par l’église : c’est pourtant ce qui s’est fait pour la première fondation de l’Abbaye de Clear Creek aux États-Unis, le monastère d’Oso Ridge (la Crête des Ours au Nouveau Mexique) : dans un bel acte de foi, ils l’ont tout de suite édifiée. Ce n’est pas ce qui s’est passé pour Kergonan. Notre Abbaye a connu deux exils et n’a pu construire son église qu’à partir de juin 1968, sous l’impulsion de Dom Marcel Blazy, 3e Abbé du monastère, mais ainsi nous avons pu suivre les étapes de ce grand chantier, après le mûrissement progressif du projet, jusqu’au 4 octobre 1975, où Monseigneur Pierre-Auguste Boussard, Évêque de Vannes, l’a consacrée, voici 50 ans ce jour. Je remercie le Père Abbé de m’avoir invité à célébrer ce grand anniversaire avec la Communauté et vous tous.

            L’idée première est venue d’un de nos artistes, céramiste et potier, le Père Loïc Le Hénaff, trop tôt disparu, qui s’est inspiré des greniers à sel qui bordent les marais salants à Carnac-Plage, ces bâtiments robustes en pierre de granit, bien implantés sur le roc et où l’on conservait le sel précieux. Nous connaissons bien la première parole de Jésus dans son discours inaugural sur la montagne, juste après les Béatitudes : « Vous êtes le sel de la terre. Si le sel se dénature, comment redeviendra-t-il du sel » (Mt 5, 13). Notre église abbatiale a donc la vocation à entreposer ce qui donne du goût à la vie. Vous savez que le mot « sagesse » – sapientia en latin – est la capacité de goûter ce qui est bon. C’est ce que chante le Psaume 33, traditionnellement repris comme chant de communion : « Goûtez et voyez comme est bon le Seigneur » (v. 9). « C’est une bonne chose que le sel, écrit Marc ; mais si le sel cesse d’être du sel, avec quoi allez-vous lui rendre sa force ? Ayez du sel en vous-même, et vivez en paix entre vous » (9, 50). Notre monastère est fait pour que nous goûtions les mystères de Dieu et pour que le goût de Dieu se retrouve et se répande. C’est pourquoi, parmi les nouveautés de nos produits, je me réjouis de voir des caramels beurre salé au miel de nos ruches !

            Quelle est la deuxième parole de Jésus dans le Sermon sur la montagne ? – « Vous êtes la lumière du monde » (Mt 5, 14). Les greniers à sel de Carnac n’ont pas de fenêtre ; notre église, sombre sous son toit imposant, est un chemin de lumière, enraciné dans le vitrail du fond, triptyque où sainte Anne, notre bonne Patronne, est entourée d’Abraham, notre Père dans la foi, avec sa houlette, et de David avec sa harpe et son rouleau de Psaumes. Sur les côtés, les vitraux sont d’abord une mosaïque serrée qui, en s’élevant progressivement, deviennent une musique lumineuse, des neumes pour un chant qu’amplifient les orgues, jusqu’à la pyramide radieuse baignant la Croix, glorieuse et trinitaire : la main du Père désigne et soutient son Fils bien-aimé qu’il nous donne, tandis qu’il se donne lui-même, dans la force et la douceur de leur Esprit d’amour.

            Depuis 50 ans, le goût de Dieu, par la saveur des Psaumes, se diffuse en nos âmes et au-delà, à partir de cette Maison de Dieu, pour donner du sel au monde, sous la vigilance de sainte Anne et de sa fille, Marie Reine. Avec Salomon, nous disons à Dieu : « Que tes yeux soient ouverts nuit et jour sur cette Maison, sur ce lieu dont tu as dit : “C’est ici que sera mon Nom” » (1 R 8, 29). Chantent en nos cœurs ces versets de psaumes : « Seigneur, j’aime la Maison que tu habites, le lieu où demeure ta gloire », ô « Toi qui habites les louanges d’Israël » (Ps 25, 8 ; 21, 4). Alleluia.

fr. Robert Le Gall, abbé émérite de Kergonan, archevêque émérite de Toulouse

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